Dans son livre, “La Lutte et l’entraide – L’âge des solidarités ouvrières” (Seuil), l’historien Nicolas Delalande fait la généalogie de l’internationalisme ouvrier. Et plaide en filigrane pour sa remise au goût du jour.
Un spectre hante la gauche : celui de l’internationalisme. En octobre 2017, dans la salle de La Générale à Paris, un débat entre François Ruffin et Olivier Besancenot autour du protectionnisme en faisait la démonstration. “Je pense que notre gauche a loupé un coche durant très longtemps, assénait le député de la France insoumise (LFI). Elle a précipité les gens vers le Front national, et je pense que tu as une part de responsabilité, car il fut un temps où notre gauche c’était le NPA, et c’était toi.” Ce à quoi Olivier Besancenot répondait, en référence à la polémique sur le “travailleurs détaché qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place”, dixit Jean-Luc Mélenchon : “Faire ça, sur le fonds politique, c’est franchement pas travailler pour notre camps. Et être internationaliste, c’est aussi rappeler à la classe ouvrière qu’on est pour la liberté de circulation de tous et toutes, la régularisation de tous les sans-papiers. On ne va pas tergiverser, c’est trop important, quitte à aller à contre-courant.”
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Jadis brandi comme une valeur cardinale par de multiples organisations politiques, syndicales et culturelles affiliées à l’Internationale communiste (IC) ou à la IVe Internationale trotskiste, l’internationalisme est tombé en désuétude depuis les années 1980, sous l’effet conjugué de l’offensive libérale, du reflux des mouvements sociaux et de l’adieu au Grand soir avec l’effondrement du “socialisme réel”. Désormais en France, le “protectionnisme solidaire” est davantage assumé pour faire face à la mondialisation capitaliste et aux délocalisations, à l’instar de la France insoumise, qui en a fait un point de son programme. Le débat est pourtant loin d’être tranché.
Une “altermondialisation avant l’heure”
Alors que l’espace politique tend de plus en plus à se réduire à un irrespirable face à face entre repli national et libéralisme inégalitaire, le livre de l’historien Nicolas Delalande, La Lutte et l’Entraide – L’âge des solidarités ouvrières (Seuil), a le mérite de raviver la mémoire, et d’attirer l’attention sur les conquêtes sociales obtenues grâce à l’alliance internationale de la classe ouvrière. Opposé à l’idée selon laquelle les avancées en matière de droit du travail et de salaires décents doivent tout aux barrières douanières et au protectionnisme, le professeur au Centre d’histoire de Sciences Po, coordinateur de l’Histoire mondiale de la France explique : “Il n’y eut pas, autrefois, le monde enchanté de la nation souveraine et du progrès social, puis le règne sans foi ni loi, à partir des années 1970, de la mondialisation financière et du chômage de masse. Dès ses origines, dans les années 1860-1870, le mouvement ouvrier voulut agir dans et à travers la mondialisation, pour éviter que celle-ci ne profite qu’aux riches et aux puissants.”
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Remontant à la fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT) en 1864, dans laquelle cohabitent marxistes, blanquistes, proudhoniens, ou encore bakouninistes, il montre comment la défense des classes populaires s’est construite de manière symétrique à la mondialisation, en utilisant ses propres armes. Les échanges d’informations, les déplacements ou encore les transferts de fonds favorisés par la mondialisation ne sont en effet pas l’apanage du “grand capital”. En s’appuyant sur des correspondances, archives et journaux ouvriers conservés en Allemagne, Belgique, France, Pays-Bas et Royaume-Uni, Nicolas Delalande décrit une véritable “altermondialisation avant l’heure” : “L’histoire de l’anticapitalisme n’est donc pas l’envers de celle du capitalisme ; elle s’en nourrit largement”.
Ce que l’on doit à l’internationalisme
Par le recours pragmatique au crédit gratuit, l’AIT permet aux ouvriers de “collecter et de faire circuler les épargnes ouvrières”, pour “se porter assistance lors des grèves et des lock-out et de s’opposer aux tentatives des patrons pour embaucher des travailleurs étrangers”. En contrant ce qu’on appellerait aujourd’hui le dumping social, l’AIT fait la démonstration que l’entraide est la parade parfaite à la concurrence généralisée, et que les ouvriers ont tout à gagner à mettre en avant leur identité de classe. Solidarité avec les victimes de la répression de la Commune, grande grève des dockers de Londres en 1889 (avec budget colossal), combats communs de part et d’autre des frontières en faveur de la journée de 8 heures ou du dimanche chômé… Comme un fil rouge, l’internationalisme se transmet, avec son répertoire d’actions collectives, au tournant des XIXe et XXe siècle, jusqu’aux Brigades internationales durant la Guerre d’Espagne, ou au Secours ouvrier fondé par le militant communiste allemand Willi Münzenberg.
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Cet élan se fracasse cependant sur la puissance du fait national en 1914, lorsque les partis socialistes se rallient aux Unions sacrées. Il doit aussi affronter un patronat de plus en plus conscient du danger de la coopération ouvrière, qui recrute en conséquence des “briseurs de grèves” et fait émerger le “syndicalisme jaune”. Aujourd’hui, face au déclin des syndicats et des organisations ouvrières, l’internationalisme a du plomb dans l’aile. A contre-courant, Nicolas Delalande met en valeur sa postérité, et plaide pour qu’il ne soit plus considéré comme un gros mot à gauche : on lui doit bien les premières réformes de protection sociale, le droit du travail et la reconnaissance des droits politiques des ouvriers. Si l’idée n’est peut-être pas spontanément populaire, l’exportation à l’international du mouvement des “gilets jaunes” indique que les conditions objectives de sa résurgence, elles, sont bien réunies.
Nicolas Delalande, La Lutte et l’Entraide – L’âge des solidarités ouvrières, Seuil, 368 p., 24 €
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