Al’heure où les réseaux sociaux et les débats audiovisuels véhiculent haine et crispations identitaires, le journaliste au Monde prône un retour au “Courage de la nuance”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Scène tragicomique, un récent samedi matin, sur l’antenne de France Culture. Jean Birnbaum y est invité dans l’émission Répliques, à l’occasion de la publication du Courage de la nuance. Thème du jour : “Y a-t-il une place pour la nuance dans la France d’aujourd’hui ?” En quelques minutes à peine, le débat, justement, se rigidifie.
L’autre invitée, Eugénie Bastié, s’égare contre la “gauche intolérante”, qui “diabolise l’adversaire”. La journaliste du Figaro place au passage l’hôte de l’émission, Alain Finkielkraut, parmi ces intellectuel·les “banni[·e]s par leur propre camp idéologique”, cette gauche qui les exclut, parce qu’il·elles eurent “le courage de la vérité”.
Birnbaum aura beau essayer de revenir au sujet, la nuance, en citant ces écrivain·es qui lui inspirèrent son essai – George Orwell, Raymond Aron, Hannah Arendt, Germaine Tillion –, ses deux interlocuteur·trices s’acharnent sur l’islamo-gauchisme, le néoféminisme, l’écriture inclusive.
Une connaissance passionnée des textes
“Dans les controverses publiques comme dans les discussions entre amis, écrit Birnbaum, chacun est désormais sommé de rejoindre tel ou tel camp, les arguments sont de plus en plus manichéens, la polarisation idéologique annule d’emblée la possibilité même d’une position nuancée.” Il cite Camus : “Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison.”
De nuance, de subtilité et de profondeur, son court essai regorge. Jean Birnbaum s’appuie sur une connaissance passionnée des textes, et de la vie de ceux et celles qu’il fréquente depuis l’adolescence, qu’il sait transmettre admirablement. De courts chapitres présentent tour à tour chaque écrivain·e. Comment Georges Bernanos eut ce courage de dénoncer très tôt la violence qu’il vit chez les soldats franquistes alors que, fervent catholique et monarchiste, il rêvait d’une telle révolution conservatrice.
“Une éthique de la vérité”, “le sens de l’humour”, “le goût de la franchise”…
Ou comment Roland Barthes, rentrant de Chine, dénonça la répression des dissident·es quand une grande majorité des intellectuel·les ne jurait que par Mao ; ou comment Germaine Tillion, grande résistante et survivante des camps, eut l’honnêteté de reconnaître ses hésitations et ses erreurs au sujet de la guerre d’Algérie.
A lire aussi : Six essais pour cogiter en 2021
Se dessinent au fur et à mesure les résonances et affinités, cette “fraternité souterraine” qui lie ces écrivain·es autour de traits communs : “Une éthique de la vérité”, “le sens de l’humour”, “le goût de la franchise”, “l’art de l’amitié”, etc.
Des avant-gardes d’hier au Black Lives Matter
Bien qu’il se revendique modestement de la “tradition de l’essai qui tâtonne, tente quelque chose”, le directeur du Monde des livres développe ici une véritable pensée de la nuance, comme exercice de courage, de vérité et même de radicalité.
L’anonymat ou le collectif pour dire des vérités qui dérangent
Son modèle de l’intellectuel·le comme individu exprimant ses convictions et ses nuances, parfois envers et contre tous·tes, reste pertinent et précieux dans le climat de haine et d’invectives qui caractérise le débat public aujourd’hui. Il ne tient pas pour autant compte de tous·tes celles et ceux qui, à l’heure du village global, et dans un nombre toujours plus grand de pays où la liberté d’expression est réprimée, choisissent les pseudos, l’anonymat ou le collectif pour dire des vérités qui dérangent.
Analyser dans quelles mesures ces collectifs, des avant-gardes d’hier aux Black Lives Matter, Fridays For Future et autres d’aujourd’hui, sont ou ne sont pas nuancés, et si leur dimension plurielle favorise l’intelligence collective ou au contraire le caractère grégaire, dogmatique du groupe, pourrait donner lieu à un autre livre passionnant.
Le Courage de la nuance (Seuil), 144 p., 14 €
{"type":"Banniere-Basse"}