Avec “Le Parfum des fleurs la nuit”, l’autrice de “Chanson douce” transforme un texte de commande en plaidoyer pour la littérature et la liberté d’être soi, dévoilant sa part la plus profonde.
“Dans quel piège suis-je encore allée me fourrer ? Pourquoi ai-je accepté d’écrire ce texte alors que je suis intimement convaincue que l’écriture doit répondre à une nécessité, à une obsession intime, à une urgence intérieure ?” Ce texte, c’est une commande pour la collection “Ma nuit au musée” chez Stock : un·e écrivain·e est invité·e à passer une nuit entière enfermé·e dans un musée pour en tirer un livre.
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Quand Leïla Slimani en parle à un ami, celui-ci se moque d’elle : “Il n’y a pas plus intéressant pour un écrivain que d’aller dormir dans un musée, franchement ? Les écrivains seraient plus utiles dehors, à raconter le monde, à donner une voix aux gens qu’on n’entend jamais. Je vais être honnête avec toi : cette histoire de nuit au musée, je trouve ça assez snob.” Et si, écrivain·e, c’était aussi l’inverse ? Ecouter sa voix intérieure, la laisser surgir, désirer dès lors l’enfermement, la solitude, comme seules conditions propices à ce surgissement…
Etre avec les autres, être à l’extérieur, être dans la conversation, c’est aussi entendre des phrases toutes faites, des idiomes
Le silence/la parole vaine, la solitude/le masque social, la voix des autres/la sienne loin des clichés du langage, le dehors/le dedans, la doxa/la vérité, c’est ce que Leïla Slimani ne va cesser d’interroger dans ce texte commande qui va atteindre, dans un crescendo tranquille, une puissance et une beauté à couper le souffle, et s’imposer, au fur et à mesure, comme une nécessité, répondant à une obsession intime et à l’urgence intérieure qui fondent le geste littéraire de la romancière et de la femme : “Je voudrais me retirer du monde. Entrer dans mon roman comme on entre dans les ordres. Faire vœu de silence, de modestie, d’entière soumission à mon travail.”
Etre avec les autres, être à l’extérieur, être dans la conversation, c’est aussi entendre des phrases toutes faites, des idiomes, en professer soi-même, absorber et véhiculer des clichés, et cela peut être insupportable, aller contre l’enjeu de l’écriture qui serait la nuance, le flou, la complexité de la vérité. “Quand mon père s’est retrouvé au centre d’un scandale politico-financier, j’ai particulièrement souffert de ces façons de parler. Les expressions populaires sont aiguisées comme des petits poignards qu’on enfonce dans les plaies de la vie. Les gens disaient : ‘Il n’y a pas de fumée sans feu’.”
Sa nuit, ce fut quand le langage étatique, froid et tyrannique, et le langage populaire, basé sur des rumeurs et des on-dit, et devenu une doxa, ont symboliquement – et réellement – tué son père
Alors, peu importe Venise, peu importe la Punta della Dogana, le musée où Leïla Slimani va passer une nuit – si ce n’est qu’une pièce exposée, des fleurs qui s’ouvrent la nuit parce que la luminosité du jour est recréée artificiellement, va replonger l’écrivaine dans sa propre nuit, intérieure. Le Maroc, cette espèce de fleurs qui ne s’ouvrent que dans la nuit. Sa nuit, ce fut quand le langage étatique, froid et tyrannique, et le langage populaire, basé sur des rumeurs et des on-dit, et devenu une doxa, ont symboliquement – et réellement – tué son père. En 2003, celui-ci, alors à la tête d’une grande banque au Maroc, fut arrêté et incarcéré. Relâché, il meurt en 2004. L’Etat reconnaîtra qu’il s’agissait d’une erreur judiciaire, mais trop tard.
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Traverser les murs
On écrit toujours pour se venger – pour contrer une injustice, retourner cette violence qu’on a subie sans pouvoir alors se défendre, court-circuiter le mensonge, combler l’omission, dézinguer l’omerta. Pour réparer, chaque jour, et à l’infini, ce qui a été endommagé, sali, abîmé, détruit. “Après la disparition de mon père, je me suis mise à écrire avec rage. J’inventais des mondes dans lesquels les injustices étaient réparées, où les personnages étaient vus pour ce qu’ils étaient et n’étaient pas prisonniers de l’image que la foule s’en faisait.
J’écrivais sur des gens incompris et je me plongeais dans leur âme, aussi profond que je pouvais. J’ai appris à vivre au-dedans de moi, attentive à ma voix intérieure, à la musique et aux mots qui défilaient dans ma tête. J’écrivais par refus de la réalité et par désir de sauver les humiliés. Quand mon père est sorti de prison, il m’a parlé de la vie intérieure. Il m’a fait comprendre que quelque chose de lui, en lui, avait résisté. Qu’il y avait en chacun une part que les autres ne pouvaient ni atteindre ni profaner.”
Sur un mur de son bureau, Leïla Slimani a épinglé un texte de l’écrivain et journaliste turc Ahmet Altan paru dans Le Monde. Accusé par le régime d’Erdogan d’avoir participé au putsch manqué de juillet 2016, il est incarcéré dès septembre 2016, libéré en novembre 2019 pour être à nouveau arrêté et jeté en prison quelques jours après. Depuis la prison, celui-ci écrit : “Quand je me réveille avec le murmure de la neige s’empilant de l’autre côté de la fenêtre, en hiver, je commence la journée dans cette datcha aux énormes vitres où le docteur Jivago avait trouvé refuge. Jusqu’à présent, je ne me suis jamais réveillé en prison. Je suis écrivain.”
Sortir de prison, ce n’est pas seulement regagner ce dehors d’où surgit la violence, d’où s’exerce l’injustice, ce dehors qui fait tant peur à la romancière. C’est être libre
La littérature nous fait traverser les murs. La littérature est, en nous, cette part qui résiste à toute volonté extérieure de nous broyer. Leïla Slimani écrit depuis ce lieu et pour sauver son père de la prison. Toute sa vie, elle sauvera ce père aimé de l’enfermement. Sortir de prison, ce n’est pas seulement regagner ce dehors d’où surgit la violence, d’où s’exerce l’injustice, ce dehors qui fait tant peur à la romancière. C’est être libre. Le dehors est questionné par Slimani depuis, aussi, une autre forme d’enfermement : sa jeunesse (de fille) au Maroc, la place concédée aux femmes.
Le dehors y est désirable parce qu’interdit, en même temps qu’il fait peur car le jugement social (une fille qui se promène librement est vue comme une pute) ou même le viol peuvent y advenir. La question se pose aussi, pourtant, aujourd’hui et en Occident : “De cette époque, où toute prise de position vous expose à la violence ou à la haine, où l’artiste se doit d’être en accord avec l’opinion publique. Où l’on écrit, sous le coup de la pulsion, cent quarante caractères.” La littérature se doit, plus que jamais, de lutter contre ça.
Le Parfum des fleurs la nuit (Stock/“Ma nuit au musée”), 128 p., 18 €
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