Si la possibilité de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN) le 7 juillet n’a pas suscité ces derniers jours d’initiatives aussi fortes que le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes en 1934, les prises de position des intellectuel·les, dispersées mais fermes, ont dans leur ensemble manifesté un soutien au Front populaire.
De Patrick Boucheron à Étienne Balibar, de Paul B. Preciado à Patrick Chamoiseau, de Pierre Rosanvallon à Christian Salmon, de Johann Chapoutot à Cécile Alduy, d’Ugo Palheta à Ludivine Bantigny, de Vincent Lemire à Arié Alimi…, et chez tant d’autres scientifiques inquiet·ètes de l’obscurantisme qui vient, la vigueur du combat intellectuel contre l’extrême droite ne fait aucun doute. À l’image des nombreuses tribunes sur “le monde d’après” que la crise du Covid-19 avait suscité dans l’esprit des intellectuel·les confiné·es, on a pu lire beaucoup de textes d’auteur·rices sidéré·es par le monde de maintenant.
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Pourtant, à la mesure de la frilosité apparente des artistes confronté·es à la même difficulté de leur écho tu dans une société désormais sourde à tout effort d’élévation, les prises de position des intellectuel·les semblent neutralisées dans leurs effets par leur “effacement” symbolique dans le débat public. Rejeté·es par un certain monde médiatique sous influence bolloréenne et hanounienne, ignoré·es par des électeur·rices RN indifférent·es à ce qu’ils et elles pourraient dire, associé·es à un refus de ce qu’est devenue la gauche de gouvernement après des années de dérive libérale, les intellos peinent à structurer les opinions de celles et ceux éloigné·es de leurs analyses.
L’extrême droite bénéficie de l’adoubement de forces extérieures à elle-même
Si cette fracture n’est pas neuve, elle s’est exacerbée depuis des années. Pire, elle semble validée par une autre partie du monde dit intellectuel, qui, de journalistes en vue sur CNews à des figures de la pensée conservatrice (Michel Onfray, Luc Ferry, Pascal Bruckner…), ne cesse d’attaquer le Front populaire, au prétexte qu’il échapperait à l’arc républicain et qu’il serait piloté par “des pro-Hamas, sanguinaires complices du terrorisme islamiste”, comme ose l’écrire un récent appel paru dans Le Point. Par-delà tout ce qui oppose en son sein la gauche elle-même à propos de certaines positions des Insoumis, ce rejet disséminé du Front populaire assume le risque de faire élire le RN.
Ce fait est stupéfiant, et inédit dans l’histoire politique de la France, où, pour la première fois depuis Vichy, l’extrême droite bénéficie de l’adoubement de forces extérieures à elle-même. Les macronistes portent une responsabilité écrasante dans cette façon de rejeter symétriquement le RN et la France insoumise, quand tout les sépare. Pour la macronie et une grande partie de l’extrême centre, l’ennemi n’est pas le néofascisme, la xénophobie, la remise en cause des droits des femmes ou la grande régression écologique promise par le RN, mais la gauche rassemblée dans toutes ses composantes, riche de nombreuses propositions programmatiques en faveur de l’égalité, de la justice, des libertés.
Conjurer la peur
On pourrait penser que cette malhonnêteté et cette inconscience politique du soi-disant “cercle de la raison”, qui a perdu la tête, ne sont qu’un mauvais rêve ; or, comme l’écrivait Patrick Boucheron, une mécanique suicidaire s’est enclenchée, “qui confond radicalité et véhémence”. Pour conjurer cette peur, la conscience historique s’impose, bien qu’elle semble fragile.
Il faudra pourtant s’accrocher à elle le 30 juin et le 7 juillet pour ne pas vivre dans une société où la haine de l’autre deviendra le principe constitutif de la raison républicaine, dévoyée par ceux et celles-là mêmes qui s’en veulent les garant·es.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 27 juin. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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