Le succès du pamphlet antisémite d’Hitler dans les librairies allemandes relance le débat autour de sa diffusion, notamment en France. Et inquiète certains intellectuels.
Le brûlot nazi d’Hitler est-il le dernier bibelot à la mode ? Un trophée vintage qu’il faut mettre dans son salon ? En vente depuis le 8 janvier, le succès de sa réédition allemande laisse rêveur. Et crée le malaise.
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En effet, cette version commentée, harnachée d’un copieux appareil critique, ne devait être tirée qu’à 4 000 exemplaires, pour les curieux et les historiens zélés. Mais ce sont 15 000 ouvrages qui ont été réclamés rien qu’en un jour, poussant l’éditeur à un retirage. Côté libraires, on propose aux lecteurs de précommander le livre, ce qui n’a pas empêché certains de profiter de sa rareté actuelle pour faire monter les enchères : mis en vente sur Amazon ou EBay, des volumes ont atteint la semaine dernière la somme de 600 euros, soit dix fois le prix initial de 59 euros.
Une édition “critique”
Parmi les causes historiques de cet engouement, il y a la polémique née à la fin des années 2000. Tombé dans le domaine public depuis le 31 décembre 2015, après avoir été la propriété de l’Etat-région de Bavière pendant 70 ans, le livre du dictateur a fait l’objet en amont d’une empoignade entre ceux qui voulaient l’enterrer pour de bon et les partisans d’une réédition encadrée par une équipe d’historiens et d’universitaires. Une édition “critique”, “pédagogique”, finalement pilotée par l’Institut d’histoire contemporaine et son directeur, Andreas Wirsching – qui a eu pour tâche d’élaborer un appareil critique de 2 000 pages incluant 5 000 notes de bas de page.
Pour Andreas Wirsching, cette édition était “indispensable” pour “détruire le mythe”. Mais pour d’autres – en Allemagne, Charlotte Knobloch, la vice-présidente du Congrès juif mondial et ancienne présidente du Conseil central des Juifs ; L’Etat-région de Bavière qui soutenait financièrement ce travail scientifique, avant de prendre ses distances en 2013, … – la publication du nouveau Mein Kampf comporte le risque de flatter les idéologies antisémite et d’extrême droite. Une pensée alarmiste qui pourrait s’effriter au contact du réel.
En VF en 2018
Propriétaire de la librairie franco-allemande Zadig à Berlin, Patrick Suel se veut rassurant : “Il m’apparaît légitime et naturel que les Allemands se coltinent avec leur Histoire, affrontent ce texte. Ici, à Berlin, les libraires traînent la patte, ils ne raffolent pas de l’idée d’avoir Mein Kampf sur leurs étagères. Je ne l’ai vu nulle part en vitrine. Il n’y a pas de réclame malsaine. En fait, moi, c’est plutôt en France que ça m’inquiète…”
La sortie d’une VF de Mein Kampf en 2018, annoncée fin octobre par un communiqué laconique de Fayard, a eu l’effet d’un coup de tonnerre. En quelques semaines, le débat a enflammé la toile, faisant la une des grands quotidiens nationaux : tandis que Libé titrait sur une couverture rouge sanguinolente “Le publier ou pas ?”, Jean-Luc Mélenchon s’insurgeait sur son blog : “Non, pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen !”. Deux mois après cet afflux de réactions, la maison d’édition française, qui avait publié une première fois le manifeste nazi en 1938, dans une version expurgée par son auteur (notamment de ses passages anti-français), n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Responsable de Fayard, Sophie Decloset laisse le soin à Marie-Laure Defretin, attachée presse de la maison, de répondre aux sollicitations des journalistes : “Pour l’instant, on ne peut pas communiquer. Il n’y a rien. Tout ce que je peux vous dire, c’est que Mein Kampf est en vente libre sur le Net, sans explication. Aujourd’hui, vous l’achetez sans commentaire, comme un livre formidable, quoi. Nous, on veut l’accompagner.”
Contacté dans la foulée, son traducteur, Olivier Mannoni, raconte : “J’ai été appelé en 2011 par Fabrice D’almeida, ancien directeur littéraire Histoire chez Fayard. L’appareil critique envisagé autour du texte était considérable. C’est dans ces conditions que j’ai accepté de collaborer au projet. Le danger, c’est précisément qu’il n’y ait pas d’édition commentée et que ce texte circule à l’état brut. Si on voulait un texte précis, il fallait le retraduire. On ne pouvait pas partir sur la version de 1934 : une traduction de 80 ans écrite dans une langue élégante, ce qu’on appelait le “beau style” y compris quand la langue d’Hitler vire au baragouin complet. Mais techniquement inexacte et tissée de mensonges. Par exemple, il y a des mots intraduisibles, comme völkisch, qui désigne un courant allemand du XIXe, un mélange d’ethnicisme, du culte du terroir, d’ésotérisme, de fascisme, de culte de la violence… Dans la vieille version, on le traduit par racisme, qui restreint son sens. On le traduit aujourd’hui par “ethno-nationalisme’. Pareil pour les ruptures de ton et liens logiques : ils ne figuraient pas dans l’ancien texte ; or, ce sont des ruptures essentielles à la nature chaotique de ce bouquin”.
Les racines d’une pensée perverse
Pour Olivier Mannoni, l’intérêt de republier le brûlot d’Hitler réside aussi ailleurs : “Ce qui m’affole, c’est de voir à quel point les racines d’une pensée perverse moderne puisent dans ce texte. Quand j’entends prononcer aujourd’hui les mots ‘éradiquer’ ou ‘immigration bactérienne’, quand j’entends la phrase, ‘La France est un pays de race blanche’, pour moi il y a un fil direct. Si aujourd’hui, on ose sortir des phrases pareilles, c’est que ce texte n’est pas assez connu alors qu’il est la base de l’idéologie nazie. Il faudrait mieux le connaître pour ne plus jamais oser dire ce genre de choses.”
Mais la clairvoyance d’un traducteur ultra compétent est-elle suffisante ? Peut-on réunir un comité de gens très sérieux – parmi lesquels Christian Ingrao, spécialiste du nazisme à l’Institut d’histoire du temps présent, qui s’est fendu dans Libération d’une réponse à Mélenchon, ou le chercheur Nicolas Patin, pour qui “il faut désacraliser un texte érigé en mythe par le système nazi” – et donner au pire livre de l’Histoire le vernis d’une publication respectable ? Pour l’historien André Loez, signataire d’un manifeste mis en ligne sur Rue 89, cette option relève “de la faute lourde”.
“Cet ouvrage ne devrait pas paraître chez un grand éditeur, sauf sous la forme d’une publication scientifique très chère et peu diffusée. Il faut sortir du débat binaire qui consiste à dire : soit on publie, soit on interdit. On peut trouver des modes de publication qui restreignent la diffusion. Ce texte mérite une édition discrète, encadrée, réservée au Net. Fayard participe au processus de normalisation, qu’il le veuille ou non : il y aura une belle couverture, ce sera en tête de gondole, ça se vendra par dizaines de milliers. S’ajoute à cela la question des droits. Soit Fayard s’enrichit avec Hitler et l’antisémitisme, soit il reverse les droits à une fondation : mais il est impensable que Yad Vashem ou le Mémorial de la Shoah acceptent. »
Sauf que Jacques Fredj, le directeur du Mémorial de la Shoah a justement déclaré il y a quelques jours sur LCI que le projet sous cette forme “pouvait permettre d’appréhender l’évolution du nazisme”. Même chose pour Alain Jakubowicz de la Licra, favorable à ce lourd chantier éditorial. Seul Roger cukierman, président du Crif, “regrette que cette sortie fasse de la publicité aux thèses antisémites du Führer”.
Une aubaine pour l’islamo-nazisme
Bref, un sacré panier de crabes. Mais plus qu’une brouille d’historiens, il faut voir dans cette crispation idéologique le symptôme d’une autre peur : voir émerger et se multiplier dans les canaux de diffusion éditoriale français une littérature rance, nazillonne et d’extrême droite. On a vu ce phénomène grossir ces dernières années, avec les pamphlets de Renaud Camus, Alain Soral, Eric Zemmour et d’autres. Sur ce point, tout le monde tombe d’accord. Selon Olivier Mannoni, “mis à part les 1 000 exemplaires vendus par l’éditeur Sorlot [premier éditeur de Mein Kampf en 1934 ] par an, on trouve le texte sur deux types de site internet : les sites djihadistes et l’ultra-droite”.
Vu de Berlin, Patrick Suel fait part de ses craintes : “Si vous voulez sonner le tocsin, il faut plutôt s’inquiéter de ce que vont faire les Soral et Dieudonné avec ce type de texte tombé dans le domaine public. Il y a un réseaux rouge-brun en France. Cet islamo-nazisme rampant est bien plus grave que tout ce qui se passe en Allemagne”.
Quant à André Loez, il déplore ce qu’il nomme un “créneau éditorial nazi. Le succès des Bienveillantes de Jonathan Littell en 2006 n’a pas laissé tout le monde indifférent. Après le Journal de Goebbels, on publie celui d’Alfred Rosenberg, ou encore les lettres de Himmler, qui n’ont aucun intérêt historique… On fait les fonds de tiroirs nazis. Je pense qu’il y a des gens à qui ça plait.”
Dernière exemple en date : la réédition en octobre de Décombres de Lucien Rebatet, texte antisémite et best-seller pendant l’Occupation, publié chez Robert Laffont. Le livre s’est vendu à des milliers d’exemplaires les semaines qui ont suivi la parution. “Les acheteurs ne sont pas tous des profs d’histoire”, renchérit l’historien. En fin de compte, la réédition savante de Mein Kampf serait l’arbre qui cache mal la forêt : la prolifération d’ouvrages crypto-racistes, islamophobes et antisémites rencontrant un auditoire de plus en plus considérable. Qui s’ajoute au lot des rééditions idéologiquement rances, invitant à une réhabilitation quasi totale de Rebatet ou Céline… Une tendance inquiétante.
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