Le massacre du 7 octobre 2023 et celui commis en retour par l’État israélien à Gaza bouleversent aujourd’hui tous les schémas de pensée. Il suffit d’observer au sein du champ universitaire lui-même la violence des querelles qui opposent des chercheur·ses dont la proximité scientifique se fracture sur les analyses du conflit, sur le choix des mots mobilisés pour qualifier la situation (génocide, colonialisme…), sur la porosité possible entre antisionisme et antisémitisme…
La condamnation par des intellectuel·les de la philosophe Judith Butler, qui déclarait le 3 mars lors d’une table ronde organisée par un collectif d’associations décoloniales et antisionistes à Pantin que l’attaque du 7 octobre était “un acte de résistance armée”, rappelle combien les nerfs sont à vif de toutes parts. Eva Illouz, par exemple, écrivait dans Le Monde que “l’indécence avec laquelle Judith Butler a traité la mémoire de femmes torturées et violées, tuées par balles ou par couteau, la disqualifie d’être comptée parmi les féministes”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
À cette disqualification de l’autrice de Gender Trouble s’opposa dans Libération un collectif d’intellectuel·les (parmi lesquel·les Annie Ernaux, Paul B. Preciado, Laure Murat ou Jacques Rancière) défendant au contraire le sens de son engagement et le “souci scrupuleux qu’elle porte au problème de l’instrumentalisation sous toutes ses formes”. Comment, dans ce contexte délétère et acrimonieux, créer les conditions d’une discussion rigoureuse et respectueuse sur le conflit israélo-palestinien, alors que les intellectuel·les n’y parviennent pas, quand bien même il·elles le voudraient ? Une discussion que deux autrices aussi nuancées et ouvertes aux autres que Delphine Horvilleur et Dominique Eddé avaient elles-mêmes du mal à articuler sereinement sur le plateau de la Grande Librairie sur France 5 la semaine dernière.
Faire résonner toutes les identités
Dans ce moment de polarisation extrême, l’essai d’Arié Alimi, Juif, français, de gauche… dans le désordre (La Découverte) apporte un peu de lumière, à la fois comme symptôme de la tragédie actuelle et comme possibilité d’y échapper intellectuellement. Né à Sarcelles de parents séfarades exilés d’Algérie et de Tunisie, attaché à Israël et à l’idée d’un “foyer juif”, humaniste engagé contre tous les racismes, l’avocat fait partie de “cette génération qui a vu ses repères exploser” après le massacre du 7 octobre. Mais il ne renonce pas à la nécessité d’articuler ses identités juive et anticoloniale, encore et toujours. “Ce que je peux aujourd’hui dire à mes amis de gauche pleinement investis dans la lutte pour la cause palestinienne, c’est que leur engagement est mien, tant que celui-ci n’est pas exclusivement motivé par l’identité de la population juive de l’État d’Israël et qu’il ne consiste pas à faire dériver la colère suscitée par l’injustice faite aux Palestiniens sur les juifs”, écrit-il.
Ce qu’Arié Alimi défend en dépit de ce qui lui échappe, c’est l’idée d’une “éthique de l’action décoloniale”, revendiquant sous l’écheveau de ses identités cumulées l’attachement à chacune d’entre elles. Son récit combatif nous invite à cet effort d’analyse et d’attention symétrique aux humiliations de chaque camp, de chaque peuple. Car dans ces moments de crise, “où l’appel à l’unité et aux instincts grégaires déclenche la violence”, il importe de faire résonner toutes les identités en soi et dans le corps social. S’il pouvait seulement être entendu…
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 21 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
{"type":"Banniere-Basse"}