En racontant son retour sur les lieux d’un crime, le romancier espagnol signe un texte autobiographique magnifique plein de douleur et de questions irrésolues.
“Le temps ne passe pas de la même façon partout. Certains endroits restent à la traîne, sans espoir d’avancer. Comme des trous noirs de l’histoire, qui attirent tout vers eux, constamment”. Ça pourrait être la première phrase de ce beau roman, comme une introduction au désastre. Mais elle surgit loin dans le texte, lorsque le narrateur-auteur s’assoit sur un canapé informe dans le salon de sa cousine, là-bas au village. Comme une prise de conscience soudaine, un constat à la mesure de son découragement.
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C’est l’histoire d’un romancier espagnol en pleine ascension, qui reçoit des prix, vit dans la capitale, enseigne à l’université, voyage aux États-Unis. Un jour, il décide d’écrire sur un événement qui s’est déroulé dans sa jeunesse et continue de le hanter. Alors, il retourne à l’endroit où il a grandi, là où ses parents sont enterrés, où vivent toujours ses frères et l’ensemble des personnes qui ont peuplé la première partie de sa vie.
Miguel Ángel Hernández, découvert en France avec Tentative d’évasion (Seuil, 2015) aborde avec ce qu’il faut de sobriété ce retour vers le passé. Pourtant l’événement qui le ramène vers les siens et sur lequel il pense devoir écrire est au-delà de l’imaginable. Lorsqu’il avait 18 ans, la veille de Noël 1995, son voisin et meilleur ami depuis l’enfance s’est suicidé après avoir tué sa propre sœur. Un événement terrible et inexpliqué immédiatement enterré par le silence des villageois·es et celui de l’auteur lui-même. Vingt ans plus tard, il décide d’enquêter.
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L’Espagne rurale des années 1990
Dans des chapitres rédigés à la première personne, Hernández se décrit tel qu’il est aujourd’hui. Le style est factuel, le rythme soutenu. Il est en train de travailler, cherche dans les archives des journaux et de la justice des traces de l’événement, prend des notes sur son téléphone portable, court d’un bout à l’autre du pays pour ses diverses activités tout en réfléchissant à une forme possible pour son livre. À certains moments, son pouls ralentit, les phrases changent. Hernández rentre chez lui, retrouve les lieux, interroge ses anciens voisins, des membres de sa famille qu’il n’a plus vus depuis très longtemps et le texte se tend d’une émotion retenue. Dans d’autres chapitres, le romancier reconstitue les jours qui ont suivi le drame, son enfance et son adolescence, en tutoyant le garçon qu’il a été, en s’observant avec distance, par-delà les années. Remonte alors tout ce qui ne pouvait être pensé et encore moins dit, et le souvenir précis de l’étrange ami silencieux qu’était Nicolás.
Le texte nous plonge au fin fond de l’Espagne rurale dans les années 1990, figée dans le temps, écrasée de pauvreté, d’isolement et de religion. Alors que le romancier tente de recueillir des informations, l’indicible refait surface par bribes. Nicolás n’a pas seulement tué sa sœur, il l’a violée. Peut-être aussi entretenait-il une relation incestueuse avec elle, et peut-être était-elle enceinte de lui… Pour la première fois de sa vie, l’auteur s’interroge sur la place des femmes dans ce monde reclus, sur la violence des hommes, le poids de l’Église, et les horreurs de la guerre civile. Devant lui des hommes et des femmes ne peuvent retenir leurs larmes, ce drame qu’ils ont enterré est toujours caché quelque part, en eux. Et lui, arpentant les lieux de l’enfance et du crime, sent clairement une présence, celle du fantôme de l’ami disparu qui le suit pas à pas.
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Retour sur le passé
“Au fond, je craignais de trouver ce que je cherchais.” Ce texte est aussi une formidable réflexion sur le genre autobiographique. Que veut découvrir l’auteur lorsqu’il se replonge ainsi dans le passé ? Enquête-il sur son ami d’enfance ou sur lui-même ? Hernández avance dans son texte alors que mille questions l’assaillent, qu’il n’évite pas. “L’écriture ne me permettait pas d’exorciser mes démons, elle les convoquait.”
Lui qui se voyait comme une sorte de Truman Capote prend la mesure de la déflagration que la tragédie a provoquée en lui et dans sa famille. Page après page, le texte se transforme. L’enquête avec un objectif clair et identifié se change en confession intime et Hernández analyse ce qui fait qu’il n’a pas suivi le destin de ses frères et des autres hommes du village, en devenant intellectuel et écrivain. “Le crime sur lequel j’écrivais – le seul, en réalité, que je puisse affronter – était celui que j’avais commis à l’égard de mon passé, contre ce moi qui était enseveli là-bas.”
Vingt ans plus tard (Globe), traduit de l’espagnol par Lise Belperron, 272 pages, 22 €.
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