C’est l’un des cas les plus fameux de censure éditoriale : en 1955, le corps du “Ravages” de l’écrivaine subit des coupes, puis paraît divisé en deux parties. Aujourd’hui, sa version intégrale sort enfin. Et c’est une émotion de (re)découvrir un grand texte.
“Un assassinat.” C’est ainsi que Violette Leduc dépeint les coupes et altérations infligées à son Ravages par les éditions Gallimard lors de sa parution en 1955. Dans ce roman d’initiation au féminin, d’inspiration fortement autobiographique, l’écrivaine narre ses expériences amoureuses et sexuelles, depuis ses premiers émois érotiques au collège à sa vie d’adulte trentenaire. Avec une sincérité parfois presque naïve, elle écrit au plus près de ses reviviscences et émotions passées. Comment, alors, supporter les mutilations imposées à son œuvre – et donc à la narration de sa vie même –, désormais décrite comme “une obscénité énorme et précise”, selon les mots de la note de lecture de l’éditeur ?
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Les modifications administrées à son texte “préféré” sont une véritable blessure, dont Leduc aura beaucoup de mal à se remettre. “Tu t’appelais Ravages, mon pauvre petit. Ils t’ont séparé de toi‑même, ils m’ont séparée de toi […] Je ne guérirai pas de notre amputation”, commentera-t-elle plus tard dans La Chasse à l’amour.
Un travail de reconstitution
Ravages aurait pu rester un roman, certes brillant, mais à tout jamais ravagé par la censure de son époque. Mais, petit bouleversement, Gallimard édite aujourd’hui, près de soixante-dix ans plus tard, une version non expurgée du texte, dans un format “hors série” de la collection “L’Imaginaire” dirigée par Margot Gallimard, qui tend vers le beau livre. Pourquoi si tardivement ? Le manuscrit original, malheureusement, n’existe plus. Mais en s’appuyant sur différents carnets de travail – et notamment sur les cahiers destinés à la relecture par Simone de Beauvoir (qui avait pris Leduc sous son aile et à qui celle-ci doit la publication de son premier roman) –, les universitaires Alexandre Antolin, Anaïs Frantz et Mireille Brioude ont pu reconstituer le texte, au plus près de ce qu’avait imaginé l’écrivaine.
Un travail minutieux dont on leur sait gré, car ce nouveau Ravages en ressort transfiguré. À commencer par sa première partie, entièrement sabrée dans la publication de 1955 : Violette Leduc y raconte la passion de Thérèse (son prénom à l’état civil) avec une camarade de pensionnat, l’audacieuse Isabelle. “Ma bouche rencontra sa bouche comme la feuille morte la terre. Nous nous sommes baignées dans ce long baiser, nous avons récité nos litanies sans paroles, nous avons été gourmandes, nous avons barbouillé notre visage avec la salive que nous échangions, nous nous sommes regardées sans nous reconnaître.”
“Elles ne voient pas le mal. La censure le verrait-elle où il n’est pas ?” Violette Leduc
En 1954, quand l’autrice propose son dactylogramme aux éditions Gallimard, ce premier amour fait sourciller les deux membres du comité de lecture qui ont accepté de se pencher sur l’ouvrage, Raymond Queneau et Jacques Lemarchand. Ils craignent le scandale, voire la censure étatique. D’autres maisons d’édition ont, elles, tout simplement décliné la proposition. Violette Leduc se voit donc imposer de manière très ferme la suppression des 150 pages consacrées à la relation. Pourtant, “le début de Ravages n’est pas sale, objectera-t-elle plus tard, Thérèse et Isabelle sont toutes neuves. Elles s’aiment dans un collège pendant trois jours et trois nuits. Elles ne voient pas le mal. La censure le verrait-elle où il n’est pas ? Thérèse et Isabelle sont trop authentiques pour être vicieuses.”
Hantée par cette amputation, l’écrivaine intégrera, quelques années plus tard, des extraits du texte dans son autobiographie La Bâtarde (1964) et, grâce au succès commercial de celle-ci, Gallimard se décidera finalement à publier l’épisode de manière indépendante en 1966 (là encore, avec des coupes), et enfin en version intégrale en 2000 – soit près de trente ans après la mort de la romancière.
“L’effet principal de la censure est de faire basculer ‘Ravages’ du côté de l’hétérosexualité” Alexandre Antolin, docteur en lettres modernes et histoire du genre
Si Thérèse et Isabelle n’est donc pas, en soi, un inédit, sa réintégration au sein de Ravages change profondément le sens de l’ouvrage. Dans la version initiale, Violette Leduc narre son histoire avec Isabelle, puis avec Cécile, et enfin avec Marc sur un pied d’égalité. Les coupes de 1955 font disparaître Isabelle, minorent Cécile et, fatalement, donnent une place centrale à la relation avec Marc. “L’effet principal de la censure est de faire basculer Ravages du côté de l’hétérosexualité, alors que Violette Leduc ne hiérarchisait pas ses amours”, note Alexandre Antolin dans son étude Une censure éditoriale : Ravages de Violette Leduc.
La vérité crue à l’encre violette
D’autres passages d’importance réapparaissent dans l’édition augmentée : une scène de viol par Marc ; un récit, auparavant atténué, d’avortement (à l’époque toujours interdit, ce qui faisait craindre à la maison d’édition des poursuites judiciaires). L’acte avait failli coûter la vie à l’autrice. Alors celle-ci dit tout, sans fausse pudeur, et son écriture excelle dans ces moments de vérité crue. Dans le Ravages de 2023, la trame du texte reste la publication de 1955, mais les parties réintroduites dans l’œuvre sont imprimées – et c’est très beau – à l’encre violette. Les touches de mauve surgissent, au fil des pages, pour matérialiser ce nouveau livre qui prend forme sous nos yeux. Comme une deuxième naissance.
Ravages (édition intégrale) de Violette Leduc (Gallimard/“L’Imaginaire”), préfaces de Mathilde Forget et Camille Froidevaux-Metterie, 444 p., 23 €. En librairie.
Une censure éditoriale : Ravages de Violette Leduc d’Alexandre Antolin (Presses universitaires de Lyon/“Des deux sexes et autres”), 490 p., 28 €. En librairie.
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