Ce mois de juin, “L’Art de marcher”, le livre de la féministe Rebecca Solnit est réédité aux éditions de l’Olivier.
Il faudrait s’interroger sur les raisons qui poussent tant d’auteur·trices depuis une dizaine d’années à prendre la marche comme objet de réflexion obsédant, quasi fétichisé. On ne compte plus dans nos bibliothèques le nombre de marcheur·euses-penseur·euses qui proposent des éloges, des traités, des philosophies de la marche. Comme si elle incarnait la vertu absolue, à la fois morale, politique, créative et sensuelle, qui manque à notre époque minée par l’impératif de l’accélération.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Publié en 2000 aux États-Unis, traduit en 2004 par Actes Sud, réédité aujourd’hui par les éditions de l’Olivier, l’essai de Rebecca Solnit, L’art de marcher, a préfiguré, le premier, cet investissement éditorial sur la marche. Désormais reconnue en France, depuis la traduction de Ces hommes qui m’expliquent la vie, qui a popularisé la notion de “mansplaining“, ou celle récente de son grand livre Souvenirs de mon inexistence, Rebecca Solnit confère à l’acte de la marche le statut d’un art à part entière. Comme si le geste primitif du bipède contenait secrètement en lui-même une force, politique et poétique, qui excède le simple fait de faire un pas l’un après l’autre. Plus qu’un réflexe ou une nécessité, la marche est un art en ce qu’elle convoque notre corps et notre pensée, pour les animer à l’unisson. “Marcher est un état où l’esprit, le corps et le monde se répondent, un peu comme trois personnages qui se mettraient enfin à converser ensemble, trois notes qui soudain composeraient un accord”, écrit-elle. “Marcher nous permet d’habiter notre corps et le monde sans nous laisser accaparer par eux.”
Hybridité stylistique
Nourrie aussi bien par un savoir historique que par des références artistiques, traversée autant par des motifs politiques que par des envolées intimes, prolongeant à sa façon un mode d’écriture hybride incarné avant elle par une autre grande figure du paysage intellectuel américain, Susan Sontag, la réflexion de Rebecca Solnit replace l’appel de la marche dans l’histoire de la philosophie elle-même. Dans les Confessions, Rousseau écrit :“ je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds”. “On n’écrit bien qu’avec ses pieds”, renchérissait au siècle suivant Nietzsche. Søren Kierkegaard confirmait : “C’est en marchant que j’ai eu mes pensées les plus fécondes et je ne connais aucune pensée pesante que la marche ne puisse chasser”.
En bonne compagnie, Rebecca Solnit ne cherche pas pour autant à trop théoriser son approche de la marche, préférant lui laisser des ouvertures et des trouées permanentes, où l’on croise au hasard des chemins, des rebelles, des poète·sses, des philosophes, des pèlerin·es, des vagabond·es qui traversent hors des clous… L’occasion d’orienter les pas de sa méditation vers des territoires mouvants, au rythme de ses pensées, du côté des paysages et de la nature, des rues des grandes villes, abritant en leur cœur le souffle des révolutions sociales et des élans collectifs, mais aussi le silence des errances solitaires et nocturnes…
Traversée
À la mesure de la marche elle-même, le texte de Rebecca Solnit alterne les rythmes, sans jamais s’en tenir à une ligne droite. La sinuosité de son texte s’ajuste à la fluidité de son esprit. “Le rythme de la marche donne en quelque sorte son rythme à la pensée. La traversée d’un paysage ramène à des enchaînements d’idées, en stimule de nouveaux. L’étrange consonance ainsi créée entre cheminement intérieur et extérieur suggère que l’esprit, lui aussi, est un paysage à traverser en marchant (…) En ce sens, l’histoire de la marche devient l’histoire matérielle de la pensée”, écrit-elle.
La beauté de son texte se joue dans la façon qu’il a de dupliquer l’idée du mouvement dans le corps même du récit, qui ne cesse de prendre des détours, pour surprendre le·la lecteur·trice. Ne marchant jamais droit, il ou elle la suit dans tous ses égarements. Au lieu d’un manifeste théorique sec et rigide, l’Art de marcher forme une invitation à la dérive du corps et de l’esprit, au bout de laquelle peut surgir une révélation, à soi et au monde. “Une simple balade dans les rues du quartier s’avère parfois aussi propice aux surprises, aux libérations, aux clarifications du voyage qu’un périple autour du monde : marcher, c’est aller tout près et très loin à la fois”.
Rebecca Solnit : L’art de marcher (Editions de l’Olivier) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Oristelle Bonis, 394 p, 12 euros.
{"type":"Banniere-Basse"}