Deux textes inédits de deux icônes littéraires des luttes des minorités noires aux États-Unis, dont l’œuvre résonne encore aujourd’hui, sortent en librairie.
Par-delà leurs liens amicaux, James Baldwin (1924-1987) et Maya Angelou (1928-2014) ont partagé des épreuves similaires, marquées par la misère sociale et le racisme. Poussée à écrire par James Baldwin à la fin des années 1960, alors qu’elle avait déjà 40 ans, Maya Angelou n’a cessé de publier des poèmes, des essais, et surtout une autobiographie en sept volumes, inaugurée par Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage. “Tout mon travail, toute ma vie, tout ce que je fais parle de survie, non pas une triste et laborieuse survie, mais une survie pleine de grâce et de foi. On peut devoir affronter bien des défaites, mais on ne doit jamais être défait”, écrivait-elle alors.
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C’est cette énergie vitale, procédant de blessures enfouies, et cette foi quasi mystique dans l’écriture que l’on retrouve dans le troisième volume de cette autobiographie, Chanter, swinguer, faire la bringue comme à Noël, initialement publié aux États-Unis en 1976. L’autrice revient sur ses années de jeune mère, mariée un court temps à un Grec, dans le contexte d’une Amérique encore hermétique à la mixité raciale des couples. D’abord centré sur le dégoût perceptible des gens qui la dévisagent, la “renvoyant à une longue histoire de discriminations et de violences meurtrières”, le récit de Maya Angelou devient déchirant lorsqu’elle évoque sa culpabilité de jeune mère obligée d’abandonner son fils unique, Clyde, pour travailler et faire des tournées dans le monde entier, après avoir divorcé et être devenue danseuse et “chanteuse de cabaret potable”.
Décrivant à la fois le mouvement d’une émancipation individuelle et sociale – devenir artiste de music-hall en tant que mère noire, pauvre et célibataire – et celui d’une introspection inquiète – délaisser la personne qu’elle chérit le plus –, Maya Angelou traduit dans une écriture nette et tranchante, au plus près de sa vérité intérieure, l’épreuve qu’elle a traversée pour devenir une femme choisissant son destin sans sacrifier les siens. Marquée par cet engagement dans l’existence et par les choix éthiques qu’il exige à chaque instant, cette période-clé de sa vie annonce les luttes collectives qu’elle mènera ensuite auprès de Malcolm X, Martin Luther King ou de James Baldwin, son complice politique et littéraire.
De James Baldwin, Maya Angelou disait qu’il était son “professeur”, et même son “frère”. On comprend mieux cette dimension filiale, la force de la transmission et de l’attention que l’auteur de La Conversion (son premier roman paru en 1953) devait lui porter, en lisant aujourd’hui un volume de textes inédits, La Croix de la rédemption. Rassemblant des textes de circonstance (discours, lettres ouvertes, critiques littéraires, rédigés entre 1947 et 1985), pleins de colère politique et d’audace stylistique, le livre éclaire comment Baldwin s’est imposé comme l’une des plus grandes figures de la littérature américaine. “La prose de Baldwin a quelque chose d’unique”, note Randall Kenan dans la préface, relevant son “goût audacieux pour les phrases complexes”. C’est même selon lui dans la non-fiction que Baldwin “laisse libre cours à sa prose la plus baroque”. Cette langue stylisée, nerveuse, cruelle parfois, ressemble à celle d’un ancien prêcheur qui, bien qu’ayant quitté à 16 ans l’Église pentecôtiste, reste habité par le goût du sermon, fût-il animé par l’amour de la justice et de l’égalité raciale.
Sa première critique littéraire portait sur un recueil de Maxim Gorki, publiée en 1947 dans The Nation, qui s’achevait de manière programmatique par ces mots : “notre salut”. Si Maya Angelou convoquait la “grâce” pour désigner son geste de survie, Baldwin parle, lui, de salut et de rédemption, moins de manière strictement religieuse et lyrique que révoltée et poétique. Le prêche est contaminé par un souffle musical, une liberté de pensée qui fait de Baldwin un vrai écrivain plutôt qu’un faux prêtre. La beauté de sa langue se déploie aussi bien dans une lettre ouverte à l’activiste Angela Davis, emprisonnée en 1970, dans un hommage à Richard Wright, son premier mentor littéraire, dans un portrait de l’acteur Sydney Poitier que dans une tribune sur “la lutte de l’artiste pour l’intégrité”.
En écrivant sur tout – la littérature, la musique, le cinéma, le théâtre, la boxe, l’enfance, et bien sûr le racisme et l’empire américain qu’il a cherché à fuir, se réfugiant en France dès l’âge de 24 ans –, James Baldwin trouve dans les mots la façon la plus féconde d’affronter les épreuves du monde, en essayant, comme Maya Angelou, de ne jamais être “défait”. S’adressant à son autre “grande sœur”, Angela Davis, il écrit : “À force de râler, de gémir, d’observer, de calculer, de blaguer, de survivre, de ruser, s’est élaborée une puissance prodigieuse qui fait aujourd’hui partie de notre héritage.” Son propre héritage, autant que celui de Maya Angelou, a enrichi la littérature américaine à défaut du pays entier, qui n’en a pas fini avec le suprémacisme blanc.
La Croix
de la rédemption de James Baldwin (Stock/“La Cosmopolite”), traduit de l’anglais (États-Unis)
par Valentine Leÿs et Romaric Vinet-Kammerer, 560 p., 24 €. En librairie.
Chanter, swinguer, faire la bringue comme à Noël de Maya Angelou (Les Éditions Noir sur Blanc/“Notabilia”), traduit de l’anglais (États-Unis) par Sika Fakambi, 448 p., 24,50 €. En librairie.
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