Selon un rapport du Centre National du Livre, publié au printemps dernier, les Français·ses liraient de moins en moins. La lecture deviendrait-elle une utopie ?
“Qu’est-ce que lire ?”, se demandait en 1946 le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955), dans un texte commentant Le Banquet de Platon, aujourd’hui traduit par les éditions Allia. Butant sur la possibilité de saisir pleinement le philosophe grec, l’auteur de La Révolte des masses (1929) en concluait que la lecture reste une “tâche utopique”.
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Constatant qu’il “subsistera toujours un résidu illisible” après chaque lecture d’un livre, dont l’interprétation échappe souvent à celui qui voudrait tout comprendre de lui, José Ortega y Gasset mettait en lumière “l’opération problématique” de l’acte de lire. Ce n’est pas “une mince affaire que celle, simple en apparence, de comprendre ce que quelqu’un a voulu dire !” Lire “avec sérieux et sincérité” exige donc de “ne pas glisser sur le texte”, mais “de sortir du texte, d’abandonner notre passivité et de construire laborieusement en nous toute la réalité mentale non dite en lui, mais qui est indispensable pour le comprendre pleinement”.
Cette réflexion ancienne sur l’acte de lire trouve aujourd’hui un écho avec le baromètre “Les Français et la lecture” du Centre National du Livre (CNL), publié au printemps, pointant combien l’omniprésence des écrans dans nos vies dévore de plus en plus le temps consacré à la lecture, en particulier celui des moins de 25 ans, qui passent plus de quatre heures par jour devant les leurs. Alors, tâche utopique et impossible, la lecture ? Peut-être, mais c’est précisément à la mesure de son utopie et de son impossibilité même qu’elle s’affirme comme une nécessité vitale.
Il suffira de s’attarder en septembre sur l’essai de Michel Desmurget, Faites-les lire ! – Pour en finir avec le crétin digital (Seuil) pour prendre la mesure du bénéfice massif de la lecture sur le langage, la culture générale, les résultats scolaires, l’attention, l’empathie, la santé mentale… Mais par-delà leurs bénéfices quantifiables, les pouvoirs de la lecture agissent surtout sur ce que Marielle Macé appelait “nos manières d’être”, dans son essai Façons de lire, manières d’être (2011). L’expérience de la lecture façonne une “stylistique de l’existence”.
En lisant avec sérieux et intensité, comme Ortega y Gasset, ou même en lisant de manière ordinaire, nous donnons une forme à nos existences affectées par les mots, sans lesquels elles seraient ce grand vide, cette “mer gelée” attendant en nous “le coup de hache” que seule la littérature, comme le suggérait Kafka, est capable de donner.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 22 juin. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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