Si « Cinquante nuances de grey » n’a en lui-même pas grand intérêt, son immense succès est, lui, fascinant. La sociologue Eva Illouz le décrypte dans « Hard romance; cinquante nuances de grey et nous » (Seuil, 2014). Éléments de réponse.
1- Parce qu’il reprend la trame narrative de Jane Eyre et Bridget Jones
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Cinquante nuances de grey reprend une trame narrative bien connue, celle du roman gothique (type Pamela de Samuel Richardson (1740) ou le plus connu Jane Eyre de Charlotte Brontë (1847)), résumée comme suit par la sociologue israélienne Eva Illouz: « L’héroïne y rencontre généralement un homme attirant, quoique sombre et inquiétant, qui se révèle au fil du temps être amoureux d’elle et lui être dévoué corps et âme ». Une formule rassurante dans laquelle les femmes peuvent projeter « leur aspiration féminine à l’amour et à une vie conjugale épanouie », telle que leur impose la société. C’est ce même type de scénario que l’on retrouve dans nombre de comédies romantiques, type Bridget Jones (qui s’inspire fortement d’Orgueil et préjugés). Des comédies romantiques que l’on présente depuis la nuit des temps comme l’objet de prédilection des femmes, qui n’aspirerait qu’à trouver l’amour, se marier et avoir pléthore d’enfants. L’histoire du conte de fées, en somme.
2- Parce qu’il procède de l’identification
Décrit par Eva Illouz comme « performatif », Cinquante nuances de grey permettrait aux lectrices de mettre leurs désirs en pratique, virtuellement parlant. D’où l’expression, désormais largement galvaudée, de « mummy porn » ou « porno pour mamans » qui colle à la trilogie depuis sa sortie : c’est confortablement installée dans son canapé, une fois mari et enfants couchés, que la lectrice hétérosexuelle se régalera des ébats d’Ana Steele et de Christian Grey, en ayant l’impression d’accomplir un fantasme sexuel voire amoureux. Un schéma vieux comme la littérature que le philosophe Arthur Danto, cité en fin d’ouvrage par Eva Illouz résumait ainsi : « Elle [la littérature, ndlr] est un miroir moins parce qu’elle renvoie passivement une image que parce qu’elle transforme la conscience de soi du lecteur, qui, grâce à son identification à l’image, reconnaît ce qu’il est. »
Mais, au-delà de cet accomplissement virtuel de fantasmes sexuels et amoureux, la lectrice envisagera Cinquante nuances de Grey comme un guide moderne, qui aurait pu s’intituler « comment vivre une passion amoureuse en l’an 2015? » Ainsi, pour Eva Illouz, « les scènes de sexe ne visent pas à se rincer l’oeil, mais à instruire les lectrices et les lecteurs de moyens ingénieux et efficaces d’accroître leur plaisir sexuel. » Cinquante nuances de grey inviterait les femmes « à tirer quelque chose de leur lecture« , à savoir « une plus grande aisance dans l’art de faire l’amour, qui résonne avec nombre de conseils en sexualité que proposent les magazines féminins. » Le succès de cette trilogie s’expliquerait donc par le fait qu’elle propose un « érotisme en kit ».
3- Parce qu’il met en lumière le BDSM
Cinquante nuances de grey aurait-il connu le même succès s’il ne parlait pas de claques sur les fesses, de coups de fouet et de morsures? Et si en mettant en scène des pratiques sado-masochistes, ce roman de gare nous offrait moins un moyen d’assouvir nos fantasmes qu’une catharsis très moderne ? Pour Gilles Chantraine, chercheur au CNRS qui travaille actuellement sur le monde social du BDSM, « l’attirance contemporaine pour ces pratiques n’est pas sans lien entre d’un côté la mythologie égalitaire des relations sociales dans une société d’individus, et, d’un autre côté, des rapports de domination qui, en réalité, ont rarement été aussi brutaux. » Il ajoute:
« La réintroduction, sous forme de jeu, d’une asymétrie contractualisée et d’une érotisation des rapports de pouvoir, permet aussi, pour un « soumis », de « lâcher prise », au moins le temps d’un jeu érotique, autrement dit d’être délesté du poids des contraintes sociales qui pèsent sur lui en tant qu’individu. C’est l’un des paradoxes constitutif du jeu BDSM, où un individu se sent « libre » et « vrai » lorsque paradoxalement il choisit d’obéir à quelqu’un qu’il respecte, de s’en remettre à lui. C’est un peu un pied de nez aux rapports de domination réels. Parce qu’il exige d’expliciter ce qui dans la relation reste souvent implicite dans d’autres formes de relations et de sexualités, le jeu BDSM est relativement ouvert : il peut autant reproduire que troubler, atténuer ou renverser les rapports de domination traditionnels entre hommes et femmes. »
Eva Illouz voit également dans cette mise en scène de pratiques BDSM une invitation à la catharsis: le fantasme sado-masochiste serait un moyen d’évacuer une douleur, qu’elle soit de type sentimental ou sociétal:
« [Le BDSM] traduit la souffrance psychique en certitude d’une douleur physique, mais la transforme, pour ainsi dire, en jeu sexuel, en désir et en plaisir, donnant ainsi à la souffrance et à la douleur des statuts et des frontières physiques et psychiques clairs et distincts. »
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