Qui étaient Madeleine Pelletier, Alexandra Kollontaï, Hilda Doolittle, et d’autres encore ? Plusieurs textes remettent en lumière des figures d’autrices et penseuses, injustement effacées de l’histoire culturelle. Un geste qui s’inscrit dans une belle volonté éditoriale, depuis quelques années, de réhabiliter ces voix oubliées.
“Je suis née plusieurs siècles trop tôt”, écrivait Madeleine Pelletier dans son Journal de guerre. Et il aura en effet fallu plus d’un siècle pour que le grand public ait accès à ce texte d’une vingtaine de pages, qui fait partie des écrits réunis de Pelletier dans la collection Folio Histoire, sous le titre Mémoires d’une féministe intégrale. Ce volume, accompagné d’un appareil critique signé par l’historienne Christine Bard, éclaire les combats radicaux de cette grande figure féministe, première femme admise à l’internat des asiles d’aliéné·es, condamnée à mourir dans l’anonymat pour avoir aidé une jeune fille violée par son frère à avorter.
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On y découvre son désir de s’adresser aux générations futures, mais aussi la longue histoire de l’archivage de ses écrits victimes d’un “long purgatoire”, jusqu’à leur redécouverte par des historiennes dans les années 1990. “L’accès difficile et tardif aux archives de Madeleine Pelletier explique en partie l’oubli prolongé dont elle fut victime” écrit Bard.
Délégitimées jusqu’à l’oubli
C’est justement en essayant de lutter contre cet oubli forcé des autrices — elle travaillait sur un manuel scolaire et peinait à rétablir la parité – que Daphné Ticrizenis a eu l’idée de l’anthologie Autrices (Hors d’atteinte, 2 tomes), avec pour ambition d’être le “Lagarde et Michard version féminine”. Elle y pose la question fatidique : où sont les autrices ? Leur invisibilisation ne date pas d’hier : elle situe le point de bascule au XVIIe siècle. “À cette époque, l’Académie française bannit le mot ‘autrice’, Molière publie Les Précieuses ridicules – pièce dans laquelle il se moque des femmes qui ont des ambitions intellectuelles”, nous explique Ticrizenis. “On commence à dire que les femmes qui écrivent sont illégitimes et immorales parce qu’elles ne sont pas de bonnes mères et épouses. Ces arguments misogynes sont répétés dans les encyclopédies et les dictionnaires jusqu’à faire disparaître les noms des autrices.”
Dans son anthologie, Ticrizenis donne à lire des textes de figures connues comme Olympe de Gouges, George Sand ou Louise Michel, mais aussi d’autrices que l’on redécouvre ces dernières années comme Renée Vivien ou Claire de Duras. Cette dernière, contemporaine de Chateaubriand – qui lui montre d’ailleurs du dédain et « lui reproche sa « vanité d’auteur » –, a notamment publié en 1823, d’abord anonymement puis sous son nom, Ourika, le premier roman français dont l’héroïne est une femme noire. Ce récit racontant l’histoire d’une Sénégalaise envoyée en France pour échapper à l’esclavage a été republié par Folio en 2022. Dans la foulée, trois de ses textes inédits sont parus, en 2023, sous le titre d’Œuvres romanesques.
Les Éditions des femmes – Antoinette Fouque remettent elles aussi à l’honneur les œuvres d’une autrice relativement méconnue, Hilda Doolittle, poétesse et écrivaine qui se faisait surnommer, sur une suggestion de son ami Ezra Pound, H.D. Son cycle autobiographique – déjà édité dans les années 1980 – reparaît au format poche (Hermione, Dis-moi de vivre et Le Don) et la maison exhume aussi un texte inédit et inachevé, Portrait d’aujourd’hui. On découvre à travers ces œuvres une écriture très moderne, hantée par la nature et la psychanalyse, proche de celle de certaines de ses contemporaines comme Gertrude Stein. H.D. y raconte aussi, de manière cryptique, les amours entre deux femmes. Dans une note de bas de page, Antoine Cazé signale que, de son vivant, les œuvres de Doolittle “tardaient souvent à être publiées, tant du fait d’une autocensure que d’une réticence des maisons d’édition à faire paraître des textes parfois si explicitement homoérotiques”. La thématique du lesbianisme tout comme le développement d’idées féministes ou radicales ont toujours été des facteurs aggravant l’invisibilisation. “Quand j’écrivais les notices sur les autrices de l’anthologie, explique Daphné Ticrizenis, je voyais bien que celles qui prenaient la défense des femmes ou s’insurgeaient contre les conditions dans lesquelles elles vivaient suscitaient une réaction conservatrice plus violente. C’était une double peine.”
Réhabiliter et faire connaître
Aujourd’hui, beaucoup de maisons d’édition indépendantes et engagées font revivre ces voix radicales (socialistes, communistes, féministes) et les font dialoguer avec le présent. Pour Marie Hermann, éditrice chez Hors d’atteinte – maison d’édition qui a notamment fait paraître, en 2021, les textes de Clara Zetkin, figure du féminisme socialiste –, rééditer ces autrices participe d’un effort de “légitimation”. “Ne pas avoir d’histoire nous fait perdre énormément de temps, explique-t-elle. Nous sommes obligées de recommencer à zéro à chaque fois. Remettre en lumière des femmes oubliées permet d’encourager la prise de parole dans l’espace public. On se sent moins seules, on peut s’appuyer sur ces femmes qui ont écrit avant nous.” Le début d’année est devenu un moment clé pour les maisons d’édition publiant des autrices, féministes ou non. “Le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) est désormais comme une deuxième rentrée littéraire pour les maisons d’édition du secteur” souligne Hermann.
Les éditions de la Fabrique font ainsi paraître en mars un ouvrage d’Olga Bronnikova et Matthieu Renault qui remet en lumière une figure féministe russe importante : Alexandra Kollontaï (Kollontaï, Défaire la famille, refaire l’amour), pourfendeuse du féminisme bourgeois, grande défenseuse de la “libération de la femme” et nommée commissaire du peuple à l’Assistance publique dans le premier gouvernement soviétique à la révolution d’Octobre 1917. Un recueil de trois nouvelles de cette militante et autrice était déjà paru en 2022 aux éditions Les Prouesses sous le titre L’Amour libre. On y découvrait la mise en pratique fictionnelle de ses idéaux révolutionnaires. Le texte de Bronnikova et Renault, biographie non pas d’une femme, mais de sa pensée, permet quant à lui de découvrir les réflexions de Kollontaï sur le mariage comme propriété, sur l’amour libre comme horizon et sur la nécessité de repenser la famille hors du capitalisme – des thématiques qui font écho à des enjeux féministes contemporains – tout en mettant en lumière les aspects les plus datés de sa philosophie.
En mai, les éditions Divergences (qui ont déjà participé, avec les éditions Cambourakis, à diffuser les écrits de la penseuse afro-américaine bell hooks) publieront La Parole aux négresses, livre clé du féminisme africain, écrit par Awa Thiam en 1978. Dans son introduction, l’universitaire et réalisatrice Mame-Fatou Niang retrace l’invisibilisation progressive de ce texte important, qui expose “les connivences entre colonialisme, néocolonialisme et patriarcat” et qu’elle a elle-même découvert pendant ses études aux États-Unis. Un texte qui donne l’impression qu’il reste une somme impressionnante de pensées à redécouvrir et à faire dialoguer avec notre présent. Un travail nécessaire puisque, comme le résume Marie Hermann, citant l’historien américain Howard Zinn : “tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’Histoire sera racontée par les chasseurs”.
Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour (Olga Bronnikova et Matthieu Renaud), éditions La Fabrique, 296 pages, 18 €, en librairie.
Mémoires d’une féministe intégrale édition critique par Christine Bard (Madeleine Pelletier), éditions Gallimard collection Folio Histoire, 272 pages, 8,30 €.
Portrait d’aujourd’hui (Hilda Doolittle, traduit de l’anglais par Juliette Frustié), Les Éditions des femmes – Antoinette Fouque, 128 pages, 14 €, et d’autres parutions.
La Parole aux négresses (Awa Thiam), éditions Divergences, 230 pages, 16 €, à paraître le 24 mai 2024.
Autrices. Ces grandes effacées qui ont fait la littérature. Vol. 2. XVIIIe-XIXe siècles (Textes choisis et présentés par Daphné Ticrizenis), éditions Hors d’atteinte, 334 pages, 27 €, parution le 15 septembre 2023.
Ourika (Claire de Duras), éditions Folio, 146 pages, 3,6 €, parution le 10 mars 2022.
L’Amour libre (Alexandra Kollontaï, traduit par Arthur Hugonnot), éditions les Prouesses, 144 pages, 16 €, en librairie.
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