Le 14 novembre, le Prix Goncourt des Lycéens 2019 sera décerné à l’un.e des quatorze auteur.rice.s sélectionné.e.s. Parfois plus suivi encore que le Goncourt lui-même, ce prix au jury atypique est aussi une expérience mémorable pour les écrivain.e.s sélectionné.e.s. Tour d’horizon.
Ils et elles sont quatorze, ne se connaissaient pas pour la plupart, et ont sillonné la France ensemble pendant dix jours pour faire face à un jury de près de 2000 lycéen.ne.s. Non, ce n’est pas une nouvelle émission de téléréalité, ni une expérience sociale qui pourrait mal tourner. C’est le marathon qu’ont vécu les auteurs et les autrices sélectionné.e.s au Prix Goncourt des Lycéens, créé en 1988 et organisé par la Fnac et le ministère de l’Education nationale et de la Jeunesse. “Il y avait un côté un peu ‘colo’ de voyager tous ensemble, d’attendre tous ensemble dans les gares, à l’aéroport, dans les lycées, de partager ces moments avec les autres auteurs, que je ne connaissais pas. Ça crée des relations particulières. C’était franchement assez joyeux”, se rappelle Hélène Gaudy, autrice d’Un monde sans rivage (éd. Actes Sud).
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“Ils ont une liberté que plus personne n’a aujourd’hui”
Pendant deux mois, des élèves de seconde, première, terminale et BTS de toute la France, qui composent le jury, ont lu et échangé autour de ces romans contemporains. Du 7 au 17 octobre, ils et elles ont pu rencontrer leurs auteur.rice.s – à Lille, Paris, Aix-en Provence, Lyon, Marseille, Nancy et Rennes – et les questionner pour mieux les aider à délibérer. Car ce sont les jeunes qui décideront, après d’âpres débats, dilemmes et arrache-coeurs, qui sera l’heureux.se élu.e, le 14 novembre.
Chaque année, on se félicite de pouvoir suivre les conseils d’une nouvelle génération de lecteur.rice.s âgé.e.s de 15 à 17 ans, au point que le Goncourt des Lycéens est devenu l’un des prix les plus prescripteurs. Comment l’expliquent les écrivain.e.s eux.elles-mêmes ? Nous avons interrogé trois d’entre eux.elles : Hélène Gaudy (déjà présentée plus haut), Nathacha Appanah, autrice de Le ciel par-dessus le toit (éd. Gallimard), et Santiago H. Amigorena, auteur du roman Le ghetto interieur (éd. P.O.L).
Après dix jours de road-trip et d’échanges avec les élèves dans des classes gigantesques, ils et elles témoignent unanimement de leur plaisir à affronter la franchise des lycéen.ne.s, qui est peut-être la clé de voute de ce phénomène. “Il y a indéniablement une franchise dans les échanges et une fraîcheur dans la manière d’aborder les romans. Ils disent quand ils aiment, ils disent quand ils sont choqués, ils disent quand ils sont insatisfaits – par la fin, par le destin d’un personnage, par la narration…”, explique Nathacha Appanah.
Santiago Amigorena va même plus loin. Pour lui, les lycéen.e.s ont la chance d’avoir “une liberté énorme”, qu’ils et elles peuvent appliquer à la littérature. “Dès qu’il y a une manifestation de lycéens j’y vais, même si je suis le seul vieux dans la manifestation, car je trouve qu’ils ont une liberté que plus personne n’a aujourd’hui. Même quand on est étudiant, on commence déjà à la perdre, car on se retrouve dans un rapport économique à la réalité, qui empêche cette liberté.”
Que leurs livres soient passés au crible de ce regard farouche et réfractaire ne peut donc être que bénéfique. “Je pense souvent à la fille que j’étais à 17 ans et à la façon dont je lisais – de manière frontale, personnelle, confie Nathacha Appanah. Quand j’aimais un texte, je l’aimais fort. Quand je ne l’aimais pas, je me sentais personnellement trahie. Je me dis que c’est une chance d’être lue comme ça, au moins une fois.”
“Un savoir que les adultes ne possèdent pas”
Voilà qui explique, sans doute, que le Goncourt des Lycéens soit aussi prescripteur : les adultes savent bien, au fond d’eux, que leur capacité de jugement est empêtrée dans les contraintes matérielles du monde, qu’ils ont fini malgré eux par adopter une norme, et que leurs cadets leur offrent la possibilité d’en sortir. “Je me souviens de ma propre adolescence et je me dis que c’est un juste retour des choses : que les ados jugent un peu les adultes, que ce soit à eux de donner leur avis et de peser sur leur vie”, affirme ainsi Hélène Gaudy.
Et d’ajouter : “Au lycée, on reçoit beaucoup des adultes : un savoir, des conseils, et c’est normal. Mais on possède aussi un savoir que les adultes ne possèdent pas, ou auquel ils n’ont plus accès — un rapport souvent très intime avec ce qu’on lit, ce qu’on écoute, les livres, la musique, les amis. Dans mon souvenir, tout est très imbriqué à cet âge, tout cela forme une pelote très serrée. Pouvoir, en retour, faire de sa lecture une expérience qui déteint sur la vie des auteurs, je trouve que c’est un vrai échange, qui pour une fois va dans les deux sens.”
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Il n’est donc pas étonnant que les auteurs et autrices soient parfois troublé.e.s par les réflexions de leur jury. C’est même peut-être ce qu’ils et elles apprécient, et ce que cherchent les lecteur.rice.s. Au cours des interactions qu’ils et elles ont eu avec les élèves, une question revenait souvent : “Est-ce que c’est vrai ?” D’ailleurs, de nombreux romans de la rentrée littéraire s’inspiraient de faits très actuels et réels, comme l’Europe. “C’est assez troublant, comme si, dans la littérature, il y avait une vérité qu’on pourrait prouver par des choses extérieures à la littérature, développe Santiago Amigorena. Je n’y crois pas du tout ! Ce qui est vrai dans un livre n’est pas forcément ce que d’autres mémoires pourront corroborer. Dans mon livre, je cite des lettres de mon arrière-grand-mère : dans ces lettres, il y a des phrases qui sont de moi. On pourrait dire que ce n’est pas vrai. Mais, en même temps, si elles sont là, c’est parce que pour moi elles sont absolument vraies. L’idée n’est pas du tout de trahir ce que mon arrière-grand-mère a écrit, mais d’aller dans son sens et de donner plus de vérité à cela.”
L’ère du soupçon
Est-ce parce qu’ils et elles fréquentent beaucoup les réseaux sociaux, où les informations défilent très vite et versent parfois dans la fake-news, que les adolescent.e.s se méfient autant du mélange entre l’imaginaire et le réel ? “Les lycéens sont également le reflet de leur génération – les questions sur la vérité, sur le réel, sur l’expérience et la légitimité du romancier à écrire ce qu’il a écrit, sont au centre de ces rencontres, observe Nathacha Appanah. Notre époque est faite d’écrans (dans tous les sens du terme), qui agissent comme autant de barrières à la compréhension de ce qui se passe réellement. Quand nous sommes devant eux, il n’y a plus ces écrans-là, ces codes-là, il n’y a plus de maquillage ni d’atour. Ces questions sont l’occasion, je crois, de dire combien la fiction a un pouvoir évocateur et comment l’imaginaire peut embrasser d’autres vies que la sienne.”
De ces échanges, les auteur.rice.s que nous avons interrogé.e.s disent tirer “une grande force” et une chaleur due à “la bienveillance” des lycéen.ne.s, mais aussi des souvenirs que seul un tel jury pouvait leur procurer – précisément parce que son jugement échappe aux catégories habituelles. “Une fille est venue me voir à la fin de la rencontre, avec sa prof, se souvient Santiago Amigorena. Elle était très timide. Elle est venue une fois, n’a pas osé me parler. Elle est venue une autre fois. Sa prof l’a poussée à me parler. Elle était en fait extrêmement troublée par la lecture de mon livre. Elle ne voulait pas me parler, elle voulait me montrer ou me dire son trouble, mais jamais, à aucun moment, je n’ai pu savoir si c’était un trouble plutôt positif ou plus négatif. Je pense qu’il n’y a que quelqu’un de 15 ou 16 ans pour exprimer cela aussi clairement. Elle avait été très émue, mais elle ne savait pas si elle avait aimé ou pas. C’était magnifique.”
Hors cadres
Santiago Amigorena n’est pas le seul à pouvoir témoigner de la manière bien personnelle qu’ont les lycéen.ne.s de pénetrer dans l’univers des auteur.rice.s, sans chercher à juger de manière binaire (bon ou mauvais) de la valeur de leur oeuvre. “Un lycéen m’a donné un questionnaire de Proust, dans une petite enveloppe, à lui renvoyer par mail”, confie ainsi Hélène Gaudy. Nathacha Appanah se souvient pour sa part d’une question atypique d’une lycéenne, à Lyon, qui voulait savoir si elle regardait le ciel “différemment, ou plus souvent”, après l’écriture de son roman – lequel a pour titre Le Ciel par-dessus le toit.
“J’ai trouvé cette question très émouvante, très littéraire – porte-t-on en soi son roman ; a-t-on, dans le réel, dans la ‘vraie vie’ comme pourraient dire les lycéens, le regard tourné plus encore vers ce dehors qui se refuse à nos personnages ?” Alors, qui succédera à Frère d’âme, de David Diop (Lauréat du prix en 2018), ou à L’Art de perdre, d’Alice Zeniter (Lauréate en 2017) – déjà deux très bons choix ? A coup sûr, la littérature en sortira gagnante.
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