Résolument à contre-courant, le philosophe et sociologue Manuel Cervera-Marzal estime dans son nouvel essai (“Post-vérité, pourquoi il faut s’en réjouir”) que derrière ses aspects repoussants, la post-vérité est une occasion de régénérer la démocratie. Il nous explique pourquoi.
Dans votre nouvel essai, Post-vérité, pourquoi il faut s’en réjouir, vous faites la généalogie du mot “post-vérité”, et vous contestez l’idée qu’il s’agisse d’une nouvelle ère. Pourquoi ce terme est-il fumeux selon vous, et que désigne-t-il vraiment ?
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Manuel Cervera-Marzal – Selon le dictionnaire d’Oxford, qui lui a accordé le statut de mot de l’année en 2016, la post-vérité désigne une période historique dans laquelle nous serions entrés dans les années 2010, caractérisée par le fait que l’opinion publique ne se forme plus en fonction des faits objectifs, mais en fonction des émotions et des opinions personnelles. Ce constat est repris de manière acritique par tous ceux qui utilisent ce terme. Pour les théoriciens de la post-vérité, la montée du complotisme et du populisme sont des symptômes de cette nouvelle ère. Et sa cause résiderait dans internet et les réseaux sociaux, qui favorisent une inflation de fake news et d’intox.
Je suis en désaccord radical avec ce constat, car je considère que cela revient à diaboliser le présent, et à idéaliser le passé. Concernant le présent, je ne suis pas du tout convaincu qu’internet ait entraîné une baisse de la qualité du débat public. Je ne suis pas aveugle au fait que le complotisme, l’antisémitisme et les fake news se répandent sur internet, et grâce à internet. Mais internet a aussi permis l’émergence de Wikipédia, de nouveaux médias indépendants des marchands d’armes, de blogs qui en 2005 ont permis à des citoyens d’avoir des informations sur le traité constitutionnel européen (TCE) qui n’étaient absolument pas données par la presse nationale, et donc de se forger leur propre opinion de manière relativement éclairée… J’appelle à plus de nuances sur le présent.
Quant au passé, comment peut-on prétendre qu’avant 2016, nous étions dans l’ère de la vérité ? Je n’y crois pas un instant. Les exemples abondent : la propagande publicitaire mise en place aux Etats-Unis dans les années 30 avec les travaux d’Edward Bernays, celle des régimes totalitaires, les fausses promesses sur le diesel propre, le plein emploi, le Watergate, le Rainbow Warrior… Et on peut remonter bien plus loin dans le temps. J’ai l’impression que la post-vérité est un mot à la mode, qui permet de nous rassurer quand on est confronté à un événement imprévisible. Il faut sortir de ce confort.
Ce serait donc selon vous un moyen commode pour les médias de se dédouaner de leur incapacité à anticiper certains événements, comme l’élection de Trump ou le Brexit ?
Je ferais plutôt ce constat pour les intellectuels. Certains d’entre eux sont en effet déstabilisés par ces événements qu’ils n’ont pas vu venir, et ils essayent de manière précipitée de leur trouver une explication toute faite grâce au terme de post-vérité. Pourtant, un chercheur en sciences sociales n’a pas vocation à prédire l’avenir – il n’en est d’ailleurs pas capable. La politique, fondamentalement, c’est l’avènement du nouveau dans l’histoire. Ceux qui travaillent sur la politique doivent donc se défaire de ce fantasme de la prédiction, qui est notamment très fort chez les économistes.
Empiriquement nous ne serions donc pas entrés dans l’ère de la post-vérité. Dans ce cas, pourquoi ce terme est-il autant utilisé ? Si ce n’est pas la distorsion des faits, qu’est-ce qui dérange ses adeptes ?
C’est un réflexe de classe, une forme d’entre-soi élitiste. Parler de post-vérité sous-entend que l’opinion publique est en train de se détacher de la vérité, voire de la rejeter sciemment. Soyons même plus précis : une fraction de la société en particulier est visée, les classes populaires, auxquelles on reproche de voter pour des populistes de droite ou de gauche, d’être dans l’erreur, dans l’émotion et de fonctionner à l’instinct. En parlant de post-vérité, ces élites et ces experts révèlent leur impensé et leur inconscient élitiste. On peut voir cela comme un rappel à l’ordre.
Ce que masque le terme de post-vérité, c’est donc la simple possibilité pour un plus grand nombre de personnes de s’exprimer à travers internet et de délibérer à la place des experts institués ?
Oui, c’est un point d’accord que j’ai avec les théoriciens de la post-vérité. Le numérique est une innovation technologique qui a des effets sur la politique. Le premier d’entre eux c’est de démocratiser l’accès à la parole publique. Les blogs, Facebook ou Twitter permettent à des gens qui autrefois n’avaient aucun moyen de se faire entendre de prendre la parole. Beaucoup déplorent cette démocratisation. Selon moi, c’est le signe d’un raidissement d’une corporation d’éditocrates qui ont peur de se faire damer le pion, et de perdre des parts de marché à cause des réseaux sociaux. Et de fait c’est le cas, puisque Facebook constitue la première source d’information quotidienne de 44% des adultes américains, et de 40% des Français. La presse se défend en accusant les réseaux sociaux d’être à l’origine de tous les mots, tout comme elle avait tenté de discréditer la radio lors de son émergence.
D’où votre conclusion selon laquelle “la post-vérité est le signe d’une crise d’autorité”, c’est-à-dire d’une défiance vis-à-vis des médias qui se vérifie tous les jours dans le développement du mouvement des “gilets jaunes”. Comment expliquez-vous cette fracture médiatique ?
La principale cause du malheur des gens ordinaires aujourd’hui réside dans les inégalités. Leurs principaux adversaires sont donc les élites économiques et financières. Mais elles n’ont pas de visage pour la plupart des gens. Qui connaît les actionnaires ou les patrons des entreprises pour lesquelles on travaille ? Il y a en revanche une fraction de l’élite qui est extrêmement visible pour le citoyen ordinaire, parce que c’est son métier d’apparaître à l’écran : c’est le journaliste télévisé – David Pujadas, PPDA, Jean-Michel Aphatie, ceux dont on voit le visage à longueur de journée. C’est donc vers eux que la colère se dirige le plus spontanément, en partie à tort, car même s’ils occupent une fonction idéologique en relayant les arguments du patronat, ils ne sont pas comptables du fond du problème. Cela a donné lieu à des agressions inadmissibles envers des journalistes dans le mouvement des “gilets jaunes”. Certains éditorialistes ont certes révisé leur grille d’analyse, en dénonçant par exemple les violences policières, mais avec deux mois de retard, ce qui correspond à deux décennies dans la conjoncture actuelle. Ils ont été contraints par ce mouvement à ouvrir les yeux, au moins partiellement.
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Cette profession n’est cependant pas homogène, il y a plein de types de journalistes différents, dont certains qui tentent de bonne foi de faire leur autocritique. Un des résultats de cette réflexion a été l’émergence des sites de fact-checking. Pourquoi ce journalisme de vérification ne vous convainc pas ?
Je suis en faveur du fact-checking, mais en prenant un peu de hauteur, je m’interroge sur ses fondements. Premièrement, depuis que la profession existe, j’avais cru comprendre que son principe résidait dans le recoupement des sources et la confrontation aux faits. Pourquoi a-t-on donc besoin de faire du fact-cheking en 2016, quand Trump est élu, alors que c’est le b.a-ba du journalisme ? Cela signifie-t-il qu’avant les journalistes n’en faisaient pas ? Deuxièmement, le fact-checking est-il vraiment la solution pour lutter contre l’extrême droite ? C’est ce qu’avancent beaucoup de journaux, car pour eux Bolsonaro, Salvini, Trump et Le Pen sont des bonimenteurs qui manipulent le peuple. Pour les discréditer et les empêcher d’arriver au pouvoir il suffirait donc de passer leurs déclarations au filtre du fact-cheking. Je crois que c’est se mettre le doigt dans l’œil ! Le fact-checking est nécessaire, mais il n’est absolument pas suffisant.
Pourquoi ?
Pour deux raisons. La première c’est que Trump et ses épigones partagent des fake news à une vitesse démentielle. Le temps qu’on démonte une de ses affirmations, il en a déjà tweetté trois autres tout aussi fausses. Parmi les gens touchés par ces fake news, seulement 10 ou 15% au mieux vont ensuite lire l’article du New York Times qui les démonte. On a toujours un coup de retard. De plus, Trump ne propose pas seulement des faits alternatifs. Les fake news qu’il répand s’inscrivent dans un récit plus général. Il a quelque chose à proposer, une idéologie qui s’adresse au petit blanc américain victime de déclassement. Ce récit, c’est qu’ils sont les victimes de la mondialisation, qui a été impulsée par les mondialistes néolibéraux (pour la libre-circulation du capital) et les mondialistes de gauche (pour la libre-circulation des migrants). Il ne suffit pas d’opposer des faits à cela, car ce récit génère des affects. Or la gauche au sens large, partis et journaux, n’a pas de récit alternatif à proposer. C’est une entreprise culturelle de long terme. Il faut que cinéastes, romanciers, journalistes et politiques se coordonnent pour cela.
Vous écrivez, à propos des fake news, qu’il est contreproductif de les combattre : “Il faut laisser périr le complotisme sous le poids de ses propres contradictions”, dites-vous. C’est difficile à entendre…
Le fact-cheking est une posture défensive, dans laquelle le journaliste accepte d’aller sur le terrain de l’adversaire. C’est donc déjà accepter que l’autre détermine les coordonnées du débat intellectuel et politique, alors qu’il faudrait envisager des stratégies plus offensives, oublier l’adversaire, faire son travail, des reportages, des analyses, etc. Selon moi, de la même manière qu’il est conseillé de ne pas alimenter les trolls, il ne faut pas alimenter les fake news et les infox. Répondre risque de déclencher l’effet Streisand, c’est-à-dire qu’en voulant empêcher la divulgation d’informations, on leur donne une publicité retentissante. Il faut les laisser périr d’elles-mêmes, et laisser ceux qui sont sous leur emprise faire eux-mêmes leur cheminement.
Un des effets du discrédit des médias, c’est que les GJ adoubent des supports vidéos sans intermédiations, comme Brut. Est-ce que ça va conduire à la mort du journalisme ?
On vit en effet une crise de la méditation politique, syndicale et journalistique. Cela ne conduit pas à la mort du journalisme, mais plutôt à sa réinvention, sous des formes d’ailleurs pas tout à fait inédites. Des médias naissent du mouvement lui-même, comme Vécu. D’autres testent le décryptage d’actu sur internet, comme Usul, l’AlterJT, Tatiana Jarzabek, Osons causer. C’est une réinvention du journalisme non encore stabilisée. Comme dit Pablo Iglesias, le leader de Podemos : si le média ne vient pas à toi, ou te traite de manière déformée, deviens toi-même le média.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Manuel Cervera-Marzal, Post-vérité – Pourquoi il faut s’en réjouir, éd. Bord de l’eau, 124 p., 13,20€
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