Florian Vörös a réuni dans un recueil stimulant les textes qui ont fondé les porn studies, lecture féministe qui replace la pornographie dans une perspective de races et de classes.
Nées dans le sillage des combats féministes des années 80 et des cultural studies, les porn studies se sont construites en marge des disciplines universitaires classiques. Replaçant la pornographie dans une perspective de races et de classes, sortant des débats binaires qui cherchent à la confiner dans des questions d’acceptabilité ou de subversion, les porn studies ont permis l’émergence de nouvelles questions et réflexions sur les formes de représentation du sexe et ses conditions de production. Réunis par Florian Vörös, enseignant-chercheur en sociologie de la culture et de la communication à Paris-VIII et membre de la revue Porn Studies, quelques-uns des textes fondateurs de ce champ d’investigation sont aujourd’hui traduits dans le très stimulant Cultures pornographiques – Anthologie des porn studies.
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Comment sont nées les porn studies et dans quel contexte ?
Florian Vörös – Elles naissent dans les années 80 entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, dans un contexte de débats houleux sur la pornographie et sa censure. Cette question divise le mouvement féministe. L’organisation Women Against Pornography et les intellectuelles Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin combattent la pornographie en tant que pratique de contrôle des hommes sur la sexualité des femmes. D’autres féministes se mobilisent contre la censure : Club 90 est un collectif de réalisatrices et d’actrices porno, parmi lesquelles Candida Royalle et Annie Sprinkle, tandis que la Feminist Anti-Censorship Task Force réunit surtout des universitaires. Cette lutte contre la censure participe d’une effervescence contre-culturelle qui va favoriser l’émergence des porn studies.
Quelle est leur visée ?
Si plusieurs des fondateurs et fondatrices des porn studies ont participé au mouvement anticensure, leur objectif est avant tout de sortir le débat féministe de l’opposition réductrice “pour” ou “contre” la pornographie. Il s’agit de penser la politique des représentations au-delà de l’opposition entre “bonnes” images émancipatrices et “mauvaises” images aliénantes. Cela conduit d’abord à penser les lectures multiples que l’on peut faire d’une même image. Cela conduit ensuite à l’étude des contextes dans lesquels les images sont vues et appropriées par différents publics. Pour mener à bien ce projet, les porn studies vont emprunter à la fois aux études cinématographiques, à l’histoire et à la sociologie. Elles s’inscrivent dans les cultural studies, un courant de recherche critique né dans les années 60 à Birmingham, qui s’intéresse à la culture, au sens large, comme un des terrains de la lutte pour l’hégémonie.
Pourquoi cet ouvrage aujourd’hui ? La France accusait-elle un grand retard en la matière ?
Les textes fondateurs de Linda Williams et Richard Dyer étaient connus d’un petit cercle de spécialistes, mais restaient peu accessibles. Contre l’idée reçue selon laquelle “quand on en a vu un, on les a tous vus”, ils montrent que la pornographie est une forme culturelle complexe, d’une grande richesse. Cette anthologie est donc d’abord un livre par et pour des passionné(e)s. Mais l’intérêt des porn studies va au-delà du porno. En s’attaquant à des images qui avaient été censurées, exclues de l’université et bannies de certains mouvements féministes, les porn studies renouvellent l’étude féministe de la culture populaire : l’émotion ne doit pas être opposée à la critique. Et elles réfléchissent à la place du plaisir, du dégoût, de la honte et de la colère dans l’analyse des images. Ensemble, ces textes forment une boîte à outils critique pour penser les images sexuelles de la vie quotidienne.
Les porn studies replacent et analysent la pornographie dans des rapports de races et de classes…
Oui. Le débat féministe des années 80 isolait les rapports de genres des rapports de classes et de races. Les porn studies pensent au contraire leurs intersections. Lisa Sigel montre, dans son texte sur la carte postale érotique à la Belle Epoque, que la censure de la pornographie vise au début aussi bien les femmes, les jeunes, les classes populaires et les populations colonisées. Laura Kipnis explique que le stéréotype du “consommateur de porno” est une projection des peurs des classes supérieures sur la brutalité et la vulgarité supposées des hommes des classes populaires. Les porn studies proposent aussi des outils pour penser les expressions sexuelles du racisme. Kobena Mercer, dans son étude des photographies de Robert Mapplethorpe, livre une analyse très sophistiquée du stéréotype de l’hypersexualité des hommes noirs.
Un des textes s’intitule “Pornographie 2.0”. Que change le numérique dans la perception, la consommation et la représentation de la pornographie ?
Internet change d’abord l’organisation économique de la pornographie. L’acteur économique dominant n’est plus le producteur mais le diffuseur d’images. Le texte de Sharif Mowlabocus sur le porno 2.0 pose la question des nouveaux rapports entre capital et travail à l’heure du numérique. Internet change aussi les formats et les esthétiques : on passe à des vidéos plus courtes et à un style plus amateur. Les usages peuvent désormais être aussi bien domestiques que mobiles. Avec les webcams et les smartphones, tout le monde devient potentiellement producteur et consommateur de pornographie.
Cette démocratisation s’opère-t-elle également sur le plan de la politique des représentations ?
Le développement d’internet a coïncidé avec une prolifération des niches commerciales et des productions alternatives. C’est par exemple à travers internet qu’une autoproduction pornographique trans, FtM (female to male) comme MtF, a pu se développer. D’un autre côté, le porno le plus visible et le plus accessible reste conçu par et pour des hommes hétérosexuels blancs. Aussi, il faut penser ensemble les enjeux culturels (qui représente qui ?) et les économiques (qui tire des bénéfices du travail de qui ?). Internet génère des nouvelles formes d’exploitation du travail sur lesquelles nous avons encore peu de recul. C’est le prochain grand chantier des porn studies.
Que faudrait-il pour remettre véritablement en question cette hégémonie du porno conventionnel ?
Une première étape consiste à prendre au sérieux l’expertise des femmes et des minorités qui travaillent au sein de cette industrie culturelle. Le porno est une production culturelle capitaliste comme les autres, mais qui fait l’objet d’une stigmatisation spécifique. La stigmatisation morale des produits pornographiques et des personnes qui le fabriquent bloque l’émergence d’une véritable réflexion de gauche, en termes d’inégalités économiques et culturelles, sur cette question. propos recueillis par Géraldine Sarratia
Cultures porngraphiques – Anthologie des porn studies (éditions Amsterdam), 320 pages, 23 €
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