Eric Marty analyse le dialogue entre Sade et la modernité. Une plongée magistrale dans le monde de la perversion.
Aujourd’hui, de quoi Sade est-il le nom ? A l’ère postmoderne, plus qu’un nom propre, Sade renvoie d’abord à un nom commun galvaudé – le sadisme – et, par extension, à une simple abréviation – SM – assimilée à une pratique sexuelle vulgarisée, embourgeoisée (même les banquiers en sont adeptes), devenue un lieu commun de l’imagerie érotique contemporaine, un fétiche pop avec lequel badinent des chanteuses r’n’b qui minaudent fouet à la main et fesses moulées en combi cuir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sade est finalement pris au sérieux, mais « en tremblant«
En ce début de XXIe siècle, le divin marquis, figure d’une transgression banalisée, semble être pris à la légère, de la même manière qu’il fut réduit, au XIXe, à un folklore libertin qui faisait pouffer Flaubert d’un rire gras de jouvenceau mal dégrossi. Il n’y aurait que le XXe siècle à l’avoir envisagé avec sérieux, à l’avoir lu, non avec le sourire, mais en tremblant, pour reprendre le mot de Bataille.
C’est en tout cas la thèse brillamment développée par Eric Marty, professeur de littérature contemporaine et auteur de nombreux essais (dont Roland Barthes, le métier d’écrire), dans Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, panorama de la pensée moderne à travers le prisme de la perversion.
Au XXe siècle, Sade est moins l’affaire de romanciers et de poètes que celle des philosophes. Ce sont eux désormais, de Klossowski à Deleuze en passant par Foucault mais aussi Bataille, Barthes ou Blanchot, qui s’emparent du sujet sadien, avec toute la radicalité qui caractérise la modernité. Si Marty prend évidemment soin de mettre au jour la singularité de la pensée de chacun, il se dégage de son livre une idée force : pour les modernes, l’oeuvre de Sade opère comme le dévoilement de la négativité du monde, met à nu le réel comme lieu du crime, de la cruauté, du mal radical.
Sade émerge des cauchemars de l’histoire du XXe siècle
Le « cauchemar sadien », dans sa logique de destruction infinie, fait écho aux camps d’extermination, à la bombe atomique, ces cauchemars bien réels, abominations au coeur du siècle dernier, celui des « infortunes de la vertu » par excellence. « Si Sade a pu si facilement triompher au XXe siècle, c’est que le Bien était désormais hors course, passé dans les poubelles de l’histoire… », écrit Marty.
Ce qui fait de son essai une lecture essentielle, c’est la limpidité avec laquelle il synthétise la pensée d’un siècle. A mesure qu’il donne à voir la philosophie sadienne dans toute sa profondeur et sa complexité, il parvient, dans un mouvement double et inverse, à rendre accessibles les discours qui s’offrent d’ordinaire le moins facilement, ceux de Blanchot ou de Lacan par exemple. « La modernité, c’est le fugitif, le transitoire, le contingent… », écrivait Baudelaire. Le moment sadien a d’une certaine façon pris fin avec elle.
Elizabeth Philippe
Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? (Seuil – Fiction & Cie), 494 pages, 25€.
{"type":"Banniere-Basse"}