Quand Alien se change en fleur bleue : c’est l’histoire d’une mutation, celle d’un narrateur typiquement houellebecquien transfiguré par l’amour.
Les Inrockuptibles lancent une nouvelle série consacrée aux figures emblématiques suivies par le magazine. Premier artiste mis à l’honneur : Michel Houellebecq. Un choix qui paraissait évident, l’auteur et les Inrocks partagent une histoire commune : depuis la critique de son premier roman jusqu’à son entretien avec Emmanuel Macron, en passant par sa playlist labellisée ou la critique de son dernier ouvrage.
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Pour le premier épisode de la série « Houellebecq et Les Inrockuptibles, nous republions la chronique de son troisième roman, « Plateforme » :
On pourra réduire Plateforme au tourisme sexuel, à ses côtés les plus scandaleux, on pourra choisir de polémiquer, ou encore de garder vis-à-vis de ce livre une distance, comme si tout ça n’était quand même pas bien sérieux. Sauf que Plateforme est aussi l’histoire d’un changement. Typiquement houellebecquien au début du livre, Michel, le narrateur, est un garçon malheureux, dont la frustration se lit dans ses actes – consommation de putes thaïes –, dont le ressentiment et la dérision habituels se lisent non seulement dans son langage – tous des cons, ou plutôt toutes des connes, ou des salopes, c’est selon le degré de mauvaise humeur –, mais aussi dans l’écriture de l’auteur, devenu sûr de ses effets, n’hésitant pas à jouer de ses facilités pour faire marrer le lecteur.
La thèse de Houellebecq n’a rien de compassionnel
Arrive Valérie, son alter ego féminin, et le ton change : Michel découvre l’amour, le “vrai », c’est-à-dire le don de soi, cette générosité qui, selon toute la thèse du livre, manque cruellement aux Occidentaux, se tournant dès lors vers les putes thaïes (à la “sexualité intacte” – sauf qu’on se demande bien comment une gamine de 17 ans forcée à se prostituer depuis l’âge de 10 ans avec des beaufs occidentaux peut avoir une “sexualité intacte”) parce qu’elles sauraient aimer mieux que les Occidentales (ah, bon). Plus heureux, plus serein, son langage change, jusqu’à gangrener en platitude l’écriture de Houellebecq comme s’il tentait de gagner du temps jusqu’à sa démonstration finale. La fin qui est, sans conteste, la partie la plus réussie et la plus bouleversante du livre, quand le narrateur, après avoir perdu la femme qu’il aime, va se laisser mourir en Thaïlande. Que l’amour et le don de soi transfigurent, qu’ils détiennent même quelque vertu rédemptrice, ceci n’est pas une idée neuve, inscrite déjà dans une bonne vieille tradition judéo-chrétienne – mais, comme on l’a compris, la thèse de Houellebecq n’a rien de compassionnel. Et son tour de force réside là : véhiculer des idées vieilles comme le monde, s’appuyer sur l’éloge (allégorique ou pas) de ce qui n’est ni plus ni moins qu’une forme d’esclavage contemporain, faire proférer à ses personnages les propos les plus beaufs, bref, se tenir continuellement sur le fil du rasoir, pour finalement braquer crûment son projecteur sur l’Occident et donner à voir ce qui ne va plus dans nos sociétés, ce que nous avons perdu, ce qui pourrait sembler évident, voire poncif, mais que nous ne voyons même pas.
Certes, restent, typiquement houellebecquiens, les raccourcis par lesquels l’auteur arrive à ses fins. Comme celui par lequel Valérie disparaît, dans un bien pratique attentat. Après la connaissance du don et de l’amour, il fallait bien la perte, seule à même de faire prendre conscience. Michel s’exilera alors en Thaïlande sans plus guère fréquenter de prostituées, échappant dès lors à toute l’ambiguïté du livre – dénoncer une frigidité affective occidentale et vouloir la pallier par une réification encore plus froide du corps des autres. Le livre peut alors s’achever. Sur l’ultime don que l’auteur lui-même pouvait faire à son personnage : l’amener de l’inconscience hargneuse à la conscience, quand bien même désespérée. On pourra néanmoins s’interroger quant aux prochaines aventures de monsieur Michel : après tout, il ne va peut-être plus si mal.
Michel Houellebecq, Plateforme, roman, « Au milieu du monde », Paris, Flammarion, 2001, 369 p
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