On s’est réjouit du Goncourt pour Michel Houellebecq, des découvertes comme Sofi Oksanen, des grands livres de Bret Easton Ellis et Patrick Modiano. Pourtant, entre accusation de plagiat et assignation en justice, la fiction n’a jamais été autant suspectée.
Le livre s’intitulait Rapport de police et c’était la seule réponse que Marie Darrieussecq pouvait opposer aux deux accusations de plagiat qu’elle avait eu à subir. Le meilleur argument pour disqualifier un écrivain, pire, le condamner, c’est l’accuser de plagiat.
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Des romans « usual suspects »
Le texte paru en janvier 2010, qui interrogeait l’enjeu de ce désir à l’oeuvre pour discréditer de toutes les manières la fiction, prouva encore une fois sa triste véracité en trouvant un étrange écho tout au long de l’année : dès le début 2010, Claude Lanzmann s’en prenait violemment à Yannick Haenel pour son roman paru en septembre 2009, Jan Karski, lui reprochant d’avoir fait dire à son personnage-narrateur Karski ce que le vrai Karski n’aurait jamais dit ; Michel Houellebecq, dont le succès et la puissance de La Carte et le Territoire en ont irrité plus d’un, s’est vu accusé de plagiat par deux fois ; Régis Jauffret se retrouve assigné en justice par la famille Stern – sept mois après la parution de son roman Sévère (mars 2010), librement inspiré du meurtre du banquier Edouard Stern – qui demande carrément le retrait du livre, c’est-à-dire exige sa censure.
Parce que le roman, selon eux, aurait trop « plagié » la réalité ? Ou parce qu’un personnage de roman, sans même porter le nom de la personne réelle qui lui prête certains de ses traits, serait dès lors son totem, son fétiche – à interdire, donc ? Etrange façon, littérale, fanatique, de lire… En 2010 encore, la fiction demeure ce scandale qu’il faudrait limiter, verbaliser, interdire. La fiction n’a qu’à bien se tenir. La fiction ne devrait pas transgresser, ni heurter les sensibilités, ni vexer, ni s’approprier, ni transformer. La fiction devrait sans cesse s’agenouiller face au réel.
C’est un très vieux débat, tellement vieux qu’on éprouve une certaine lassitude à y revenir chaque année. Il y a quelque temps, la question portait sur le « tout dire » à travers une certaine tendance à l’autofiction et autre écriture de soi. Aujourd’hui, le plus grand événement de l’année s’appelle WikiLeaks. Ce désir de vérité et de transparence totale véhiculé, traduit par la littérature, éclate ailleurs et se fait arme politique.
Et les petits notaires peuvent toujours essayer de limiter la puissance politique, et politiquement incorrecte, de la fiction, en accusant un roman de plagiat. Au fond, n’est-ce pas le réel qui plagie l’art ? WikiLeaks, comme la fiction avant lui, finit par se heurter à un mur de limitation. Et Julian Assange, son fondateur, a passé ces derniers mois à vivre en paria, en exclu – en clandestin. La condition extrême du geste de l’écrivain ?
Le 27 janvier 2010, un clandestin, pardon, un très grand écrivain, mourait : Salinger disparaissait pour de bon. Près d’un an plus tard, le mystère demeure intact : a-t-il, ou non, écrit des milliers de pages comme il le prétendait depuis plus de cinquante ans ? Peu importe. En refusant de publier, en s’extrayant de tout système éditorial et de toute machine de promotion, en refusant journalistes et photographes, bref, en vivant clandestinement l’écriture, Salinger n’a jamais cessé d’être écrivain. Il a simplement poussé ce geste à l’extrême : il est devenu l’écrivain radical.
En janvier 2010, donc, un clandestin disparaissait mais les fantômes revenaient, donnant le ton de l’année à venir. Jean-Jacques Schuhl signait Entrée des fantômes, dix ans après Ingrid Caven. Ou les coulisses fantasmagoriques de l’écriture du roman Ingrid Caven.
Le retour des icônes
Entre Paris et Rome, entre les années 1970 et aujourd’hui, Schuhl nous entraînait dans une déambulation romanesque et décadente au gré de ses rencontres : le producteur Jean-Pierre Rassam, Jean Eustache, Andy Warhol… Autant d’êtres qui avaient su créer plus que des oeuvres d’art : un esprit, une époque, érigeant la flamboyance et la poésie en art de vivre révolutionnaire.
Entrée des fantômes annonçait l’esprit qui allait souffler sur 2010 : le retour des icônes, témoignant d’un mode de vie libertaire, d’une époque follement excitante, esthétique à nous faire pâlir d’envie. Keith Richards publia ses mémoires, Life ou le roman « vrai » du rock ; Patti Smith raconta sa vie dans l’underground new-yorkais du début des années 1970 avec Robert Mapplethorpe, dans le beau Just Kids.
Deux leçons de vie. Qu’est-ce que la littérature sinon nous apprendre, ou nous désapprendre, à vivre ? Patrick Modiano signait le magnifique L’Horizon. Cet azur qui s’étend loin devant soi ou bascule derrière soi sans qu’on n’y ait pris garde. Un mouvement fatal.
Une rentrée pleine des fantômes de Bret Easton Ellis
A la rentrée, Bret Easton Ellis revenait avec fracas en ressuscitant ses propres fantômes, les personnages de son premier roman Moins que zéro, vingt-cinq ans après, dans le noirissime et somptueux Suite(s) impériale(s). Les ados paumés sont devenus des adultes désincarnés, hantés par leurs désirs mortifères et le mal qui gangrène toute l’écriture.
Pendant ce temps, J. M. Coetzee se faisait disparaître dans L’Eté de la vie, où les autres, ses proches, restituaient son portrait : un homme aux contours flous, fantomatiques, reclus, s’excluant même charnellement de la vie pour ne s’incarner pleinement que dans son oeuvre. Clandestin, fantôme, exclu : l’écrivain vit « pour de vrai » dans ses textes. Etrange comme le réel lui demande toujours, tôt ou tard, ses papiers…
Entre plusieurs territoires, passant les frontières, et plus vivant que jamais, Michel Houellebecq a fait l’événement de la rentrée en se tuant dans son plus grand roman, La Carte et le Territoire : il s’y présentait sous les traits d’un Houellebecq d’abord vivant seul hors du monde, puis sauvagement assassiné. Il fut, enfin, récompensé du prix Goncourt.
La société, avec ses règles, ses lois, son commerce humain et sa bienséance, préfère peut-être les écrivains morts aux écrivains vivants – et les écrivains ont passé l’année à lui fausser compagnie, dans leur vie ou dans leurs livres. En 2010 encore, aucune réconciliation ne s’est avérée possible. Tant pis pour le réel. Tant mieux pour la littérature.
Nelly Kaprièlian
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