Dans “Un long silence interrompu par le cri d’un griffon”, l’auteur se fait le biographe d’un écrivain russe imaginaire, et mêle avec brio fresque historique, satire philosophique et humour fou.
Au fil de sa quinzaine d’écrits, Pierre Senges nous a accoutumé·es à sa folle imagination, à la fois érudite, extravagante et iconoclaste. Entre autres : Achab (séquelles), suite “véridique” des aventures du harponneur de baleine en 2015.
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Avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon, il atteint un sommet où l’oxygène ne manque pas mais au contraire surabonde, permettant de lire à pleins poumons et de rire à gorge déployée. Soit donc la biographie imaginée de Pavel Pletika, né en 1881 sous Alexandre III, mort en 1961 sous Khrouchtchev.
Des discours au silence
Pourquoi ce Russe-là plutôt que des millions d’autres, tous aussi inconnus ? Parce que Pavel Pletika exerce la profession de “parleur incessant”, “le plus souvent agréable, aimable même dans sa faculté d’ennuyer”. De ses années de jeunesse (1900-1920), on retient “sa façon de glisser sans interruption, sans crier gare non plus, d’un discours sur les réformes de Dioclétien à des paroles courtoises”. Ce qui lui vaut de séduire.
De fait, en 1909, cet incertain rencontre une certaine Tatiana Orlova. La jeune fille, aux bras de trapéziste hérités de sa mère et à l’humeur morose héritée de son père, est dotée d’une voix “capable de monter sans à-coups jusqu’au contre-fa de la Reine de la Nuit de La Flûte enchantée, et même parfois, dans ses beaux jours, un contre-sol radieux de soprano colorature.”
Une “Encyclopédie du silence” […] De quoi redoubler (le verbe est faible) la curiosité de son biographe
Le couple finit par rompre (vers les années 1930), mais sa brisure inspire un nouvel élan à Pavel. Pendant trente ans, il s’isole dans une soupente pour se consacrer à l’écriture d’une Encyclopédie du silence qui baguenaude du mutisme de saint Antoine au désert jusqu’à celui de Gloria Swanson avant l’invention du cinéma parlant. De quoi redoubler (le verbe est faible) la curiosité de son biographe, car Pavel, cachotier existentiel, a dissimulé son chef-d’œuvre de 10 000 pages.
Un laboratoire secret
Trouvera, trouvera pas ? Nous voilà encore plus haletant·e que l’auteur des entourloupes du suspense qui, eureka ! (ou un truc du genre), resitue en seconde partie du récit la substantifique chose du machin via un abécédaire féerique qui rend pyrotechnique le bonheur de lire. De G. comme Grant (Cary), à S. comme Shakespeare, on pousse des oh ! et des ah ! de béatitude. Exemple majeur à défaillir, C. comme Choang Tseu : “De Choang Tseu on ne sait presque rien, sinon une chose, c’est qu’il ne s’appelait probablement pas Choang Tseu.”
L’ami Pavel s’entiche de la notion de “chimie imitative” qui transforme la chaussette et son jus en café
Dans un virage de cette fantaisie qui traverse à grands coups de marteau (et de faucille) l’histoire de la Russie au XXe siècle, l’ami Pavel s’entiche – les pénuries des années 1930 faisant rage – de la notion, frisant le concept, de “chimie imitative” qui transforme la chaussette et son jus en café, ou un pain de mastic “en margarine se faisant passer pour du beurre”.
Étrange moment où “l’ersatz de la chose se met à remplacer la chose”. Avec l’humour afférent, “l’humour de l’imitation”. Imitation et humour. Aurait-on déniché un passe-partout pour s’introduire dans le laboratoire secret de Pierre Senges ? Ultime rebondissement digne d’un marsupilami hystérisé par la joie de rebondir : le passe-partout est surtout une clef des songes.
Un long silence interrompu par le cri d’un griffon de Pierre Senges (Verticales), 176 p., 19,50 €. En librairie le 2 février.
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