Romanciers et sociologues éclairent l’oeuvre de Pierre Bourdieu, perçu comme un penseur de la désobéissance : au monde social comme à soi-même.
Outre une pensée sur le monde social, que ses détracteurs jugent à tort figée et doctrinale, l’oeuvre de Pierre Bourdieu, onze ans après sa mort, invite à défendre une attitude et un geste : « l’insoumission », selon le mot d’Edouard Louis dans un recueil d’interventions qu’il a coordonné. Une insoumission à quoi ? Aux lois du monde social, à la violence symbolique qu’il déploie, aux règles de la reproduction, mécanismes révélés par l’auteur des Héritiers, de La Distinction ou du Sens pratique. Mais aussi une insoumission aux modes de consentement des individus à leur propre aliénation, à la somatisation du social dans le corps et les schèmes de perception, autrement dit à « la participation des dominés à leur domination », comme le souligne le philosophe Didier Eribon. C’est en quoi la pensée de Bourdieu est moins accablante qu’ouverte à une forme possible de l’émancipation.
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Si le sociologue a été tellement insulté, ce fut en partie à cause de ce programme de perception du réel dont beaucoup ne pouvaient accepter, au nom d’une croyance positiviste du social, les fondements fatalistes. Comme le rappelle justement le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, avec Bourdieu, « le réel ne préexiste pas à la construction qui le fait advenir comme tel » ; et surtout, il faut admettre avec lui que « la société, c’est la guerre » : la guerre des classes, la guerre à l’intérieur de chaque espace, « la guerre partout ». Cette violence, propre à la trame des relations sociales, invite à un double combat, avec et contre les autres, avec et contre soi. « Exister socialement, c’est essayer de s’offrir les moyens de sortir des impasses de la violence symbolique et imaginer la possibilité de se penser soi-même et de penser son rapport aux autres d’une manière différente », précise Geoffroy de Lagasnerie.
Se donner à soi-même ses propres fondements : tel pourrait être le programme de Bourdieu qui découle des rapports de domination qui nous entravent. Il y a chez lui une vraie « protestation contre les modes d’assujettissement comme l’expression d’une inservitude volontaire, d’une indocilité réfléchie », souligne Eribon. Bourdieu parlait d’une « odyssée de la réappropriation » pour qualifier cet effort pour penser sa propre histoire. Cette « excavation des structures de la domination sociale et culturelle » se fonde sur ce savoir sociologique qui permet de récupérer son passé personnel et de rendre visible la violence sociale.
Annie Ernaux, auteur de La Honte, salue en Bourdieu l’homme qui « nous dépouille de toute illusion », et « offre en même temps à tous ceux sur qui pèse, à des degrés divers, la violence symbolique, des moyens de lutter contre elle ». « Tout ce qu’on a vécu solitairement, la gêne, la honte de ne pas savoir comment parler, comment se comporter, tout ce qu’on s’impute à soi-même comme un manque de caractère ou de personnalité, cesse d’être un stigmate individuel », écrit la romancière. De l’économiste Frédéric Lordon, qui rapproche Bourdieu de Spinoza sur la question de l’assujettissement et des affects, à l’historienne Arlette Farge, qui revient sur La Domination masculine, tous les auteurs s’associent ici à un hommage éclairant du penseur de la domination et du refus de s’y soumettre.
Jean-Marie Durand
L’Insoumission en héritage sous la direction d’Edouard Louis, avec Annie Ernaux, Didier Eribon, Arlette Farge, Geoffroy de Lagasnerie, Frédéric Lebaron et Frédéric Lordon (PUF), 182 pages, 18 €
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