Le Suédois Jonas Karlsson nous met dans la peau d’un inadapté chronique victime de ses collègues de bureau. Féroce et puissant.
Le livre le plus acide du printemps nous arrive tout droit de Suède. La Pièce, de Jonas Karlsson, met en scène un narrateur irascible, Björn, parfait rond-de-cuir moderne, blessé que la terre entière n’ait pas encore pris la mesure de son talent.
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Björn, c’est le collègue que personne n’aimerait avoir. C’est pourtant par son regard que l’on découvre l’open space où il sévit. Björn vient d’être embauché par l’“Administration”, organisme laissé dans l’abstrait par l’auteur : un chef, des employés hommes et femmes, une jolie réceptionniste, des rapports à rédiger.
Björn semble inadapté, rigide et maladroit
“J’allais bientôt voir s’épanouir tout mon potentiel”, se réjouit notre homme. Avec son ego décomplexé, Björn semble inadapté, rigide et maladroit dans ses relations avec les autres. Ses tentatives pour bavarder avec ses collègues nous plongent dans un malaise d’autant plus inconfortable que nous sommes, de fait, dans sa pensée. L’idée forte de Karlsson, c’est d’adopter le point de vue de son narrateur, nous obligeant à endosser le vêtement de celui qui, on s’en doute, va rapidement être ostracisé par ses pairs interloqués.
L’auteur, par ailleurs comédien, a déjà publié plusieurs romans dont un seul jusqu’ici avait été traduit : La Facture (Actes Sud, 2015). Il excelle à élaborer des situations absurdes qui dérèglent l’univers bien huilé dans lequel, sans en être forcément conscients, nous évoluons tous.
Et ce pour mieux nous déstabiliser. Car qui est fou dans La Pièce ? L’inadapté notoire ou ses collègues si prévisibles ? Les jours passent et Björn découvre par hasard, au fond du couloir qui mène aux toilettes, un petit bureau inoccupé.
Cette pièce secrète n’existe que pour lui
Lui qui supporte mal la promiscuité de l’open space prend l’habitude d’aller de temps en temps s’enfermer dans cet endroit calme, pour réfléchir dans le silence. Alors son travail, reconnaît son supérieur hiérarchique, s’améliore spectaculairement. Le problème, c’est que cette pièce secrète n’existe que pour lui, et tous se demandent pourquoi Björn passe ainsi son temps au fond du couloir, immobile face au mur nu.
Björn accueille la violence des autres avec sérénité
On ne vous raconte pas le vent d’hystérie qui va balayer l’open space, où beaucoup semblent prêts à clouer Björn sur la porte des toilettes sans autre forme de procès. Mais peut-être et surtout sont-ils tout simplement jaloux de cet employé qui, malgré ou grâce à sa nouvelle excentricité, rédige les rapports les plus parfaits que l’Administration ait jamais connus. Björn accueille d’ailleurs la violence des autres avec sérénité : “Ça n’a rien d’étonnant, les personnes créatives ont toujours rencontré de la résistance”.
Karlsson le grinçant s’amuse, et signe une œuvre inclassable, burlesque et dérangeante, dont le personnage principal évoque tout autant le Gregor Samsa de Kafka que le Bartleby de Melville, mais transplantés dans un univers actuel. L’auteur accumule les renversements de situation, les dialogues irrationnels, et jusqu’au bout maîtrise son texte, dans une jubilation contagieuse.
La Pièce (Actes Sud), traduit du suédois par Rémi Cassaigne, 192 pages, 16,50 €
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