L’autrice vient d’être récompensée par le prix du Livre Inter, pour “Aliène”. Le roman pose un regard décalé et interrogateur sur une société en déclin, dominée par la violence masculine. Entretien.
Phœbe Hadjimarkos Clarke vient de rentrer chez elle, à Lyon. La veille, l’autrice franco-américaine de 36 ans a reçu le très convoité prix du Livre Inter, remis par un jury composé de lecteur·ices et présidé par Isabelle Huppert. Les auditeur·ices ont donc décidé de couronner son deuxième roman, Aliène, paru en janvier, récit profondément travaillé par l’étrangeté qui suit l’amitié improbable entre Fauvel, jeune femme traumatisée par des violences policières qui lui ont coûté un œil, et une chienne clonée et agressive. Hybridant science-fiction, littérature queer et roman social et politique, Aliène est un objet profondément singulier dont la forme expérimentale permet de penser les angoisses de notre société. Malgré son statut de génial outsider, Aliène a rencontré un public enthousiaste, qui a plongé avec Fauvel dans un délire narratif fiévreux.
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Vous venez de remporter le prix du Livre Inter. Comment avez-vous reçu la nouvelle ?
J’étais très surprise, je ne m’y attendais pas du tout. Comme je l’ai dit au moment de la remise du prix, je pensais qu’Aliène était un roman qui venait beaucoup trop de la marge pour qu’il puisse faire consensus auprès des lecteurs et des lectrices. Je suis très contente qu’il ait pu parler à autant de personnes différentes.
Votre premier roman, Tabor (éditions le Sabot) racontait la survie d’un couple de femmes après une catastrophe climatique. Fauvel, la narratrice d’Aliène a été victime de violences policières et évolue dans un monde frappé par le dérèglement climatique et la précarité. Vos romans naissent tous d’une inquiétude profonde ?
Oui, parce que je crois qu’il est difficile de regarder le monde en face et de ne pas être inquiet. Il y a beaucoup de motifs, sinon de peur, du moins de consternation. On est nombreux et nombreuses à partager ce sentiment-là et il me semble important de le faire exister autrement que dans le pur affect, c’est-à-dire en l’écrivant et en le pensant à travers la littérature et l’art. Non seulement cela donne plus de consistance à l’inquiétude, mais cela peut aussi donner des armes pour agir d’une manière ou d’une autre.
Dans vos romans, vous allez puiser dans la littérature de genre : celle de la survie postapocalyptique pour Tabor, de la science-fiction dans Aliène… Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait d’amalgamer les genres littéraires ?
Je pense que c’est une manière pour moi de prendre des chemins détournés pour interroger le monde et le réel. J’ai l’impression que mon projet littéraire consiste à aller voir quelles sont les structures sous-jacentes qui déterminent le monde dans lequel on vit. Utiliser les structures narratives proposées par les différents genres littéraires, c’est aussi une manière d’interroger la structure dominante. En prenant des chemins détournés, je réfléchis à ce qui est dominant, à ce qui paraît évident et un peu immobile ou inamovible.
Tabor avait été classé dans la littérature queer, voire la science-fiction queer. Aliène a aussi quelque chose de profondément queer, notamment par sa grande étrangeté. Est-ce que ce mot qualifie bien votre travail ?
Oui, à la fois dans les thématiques et dans l’étrangeté évidemment. Cela dit, Aliène peut aussi être lu comme un récit queer parce que les personnages questionnent leur sexualité, que ce soit de façon consciente ou non. Le sujet de la sexualité, de la sexualité génitale, hétérosexuelle ou non, est central dans le roman.
On me pose beaucoup de questions sur le prénom Fauvel, qui est celui que se choisit la narratrice. J’aime bien m’imaginer qu’elle a décidé de se nommer ainsi parce que son assignation en tant que femme et le prénom qui allait avec ne lui convenaient pas, qu’elle est dans un processus de désidentification vis-à-vis de son identité féminine. Ce n’est jamais dit explicitement dans le livre, mais j’ai laissé des indices ici et là. C’est une façon pour moi d’explorer le thème de l’étrangeté et la question de savoir si l’on se sent à l’aise dans sa peau et dans le reflet que nous renvoie la société.
En revanche je ne sais pas si je suis pleinement confortable avec l’idée que le livre soit uniquement catégorisé comme queer. Ces questions sont explorées, mais ce serait dommage de résumer Aliène à cela, tout comme ce serait dommage de le réduire à de la science-fiction. J’ai l’impression que les catégories sont réductrices en littérature. J’ai plutôt envie de brouiller les frontières.
Les scènes de sexe sont elles aussi très étranges dans le roman, très inattendues.
Je voulais qu’il y ait une sensation d’ambiguïté très forte autour de la sexualité, notamment pour retranscrire ce que ressent Fauvel vis-à-vis du sexe. Je voulais que ces scènes-là ne soient pas forcément érotiques, mais qu’elles participent au sentiment d’étrangeté, au même titre que les scènes dans la forêt, que les récits d’abduction. La sexualité est, dans le roman, un lieu de plus où éprouver la fragilité des limites entre soi et le monde.
Dans vos romans, vous jouez beaucoup avec les imaginaires et les mythes communs. Tabor évoquait les mythes judéo-chrétiens autour du déluge et de l’apocalypse, Aliène fait référence à la Bête du Gévaudan, au loup-garou. Et vous nous donnez à voir à quel point ces mythes sont dépassés pour penser la crise climatique ou notre rapport aux animaux. Est-ce que la littérature doit faire table rase de ces mythologies ?
En faire table rase, non, puisque je continue à les convoquer ! Mais, encore une fois, ces mythes me permettent de révéler les structures de la pensée, qu’elles soient collectives ou individuelles. Ce que l’on se raconte à l’échelle d’une société détermine notre rapport au monde.
Et en effet, passer par des imaginaires apocalyptiques pour parler de la crise climatique, c’est aussi stérile que d’aborder l’animal par les imaginaires de la monstruosité. Je voulais proposer des récits alternatifs qui soient riches et porteurs de sens, tout en montrant la rémanence des mythes. Même si l’on pense que ces mythes sont morts et enterrés, ils prennent toujours de nouvelles formes.
Dans Tabor comme dans Aliène, nous sommes aussi confrontés à des récits qui sont à la limite du complotisme et qui sont très présents aujourd’hui dans l’espace politique et médiatique. On revient beaucoup à ces structures pour expliquer le monde. J’avais envie de révéler cette propension à passer par le récit pour comprendre la société, comment cela peut s’avérer à la fois limitant et émancipateur.
Dans Aliène, la violence est une violence bien réelle, celle des hommes, des policiers aux chasseurs…
Oui et c’est le fil qui structure tout le texte : la violence, plus spécifiquement la violence masculine, et la peur qui en découle. Je crois qu’Aliène est un texte très féministe. On m’a beaucoup posé la question de savoir si c’était un livre militant ou non, c’est quelque chose qui semble mettre les gens très mal à l’aise (rires). Pour moi, toute écriture est politique, toute écriture est située et engagée même si ce n’est pas revendiqué.
De mon côté, je revendique totalement le fait d’écrire depuis une position féministe, depuis un corps genré qui subit la sexualisation tout en étant renvoyé à un rôle restrictif. Tous les personnages du roman subissent la peur de la violence masculine sous ses différents atours. C’est la question cruciale que pose le livre.
L’amitié est aussi très présente. C’est le seul espoir du roman ?
Effectivement, oui. On peut trouver de l’espoir dans l’amitié, la communauté, la solidarité ou l’alliance — peu importe comment on la nomme — que Fauvel forme avec tous ces personnages qu’elle rencontre ou qu’elle connaît déjà. Ces personnes sont toutes animées d’une même colère, d’une même rage qui les mobilise, qui les fait souffrir et leur permet aussi de se rejoindre et d’imaginer quelque chose ensemble.
Parlons de la chienne Hannah, personnage important, une relation sans domination…
Dans le livre, je pose plus largement la question de notre rapport au reste du vivant. Les relations avec les espèces non humaines peuvent être d’une incroyable richesse, elles peuvent nous nourrir et il faut leur prêter attention. Cette réflexion est présente à travers la chasse, le rapport aux animaux sauvages, la réintroduction de certaines espèces, l’élevage et surtout à travers le personnage de cette chienne qui est la moins naturelle de tous les animaux.
Comment abordez-vous la suite ? Avez-vous d’autres projets en cours ?
Après le prix du Livre Inter, je vais avoir sur les épaules l’énorme pression de devoir faire aussi bien. J’ai deux travaux en cours sur lesquels je n’ai pas beaucoup avancé. Je suis notamment en train de développer des projets de résidence autour d’un roman qui parlera de feux de forêt, d’écosystèmes forestiers et d’histoire familiale.
Aliène de Phœbe Hadjimarkos Clarke (Éditions du Sous-Sol), 288 p., 19,50 €. En librairie depuis le 5 janvier.
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