Dans « Mon cousin le fasciste », le journaliste, prix Albert-Londres 2014 pour ses articles sur les quartiers pauvres de Marseille, dresse le portrait de son cousin Yvan Benedetti, figure nationaliste bien connue de l’extrême-droite. L’occasion de réfléchir au basculement de notre société vers « une nouvelle révolution conservatrice ».
La phalange espagnole ? “Un fascisme qui me touche beaucoup.” On pourrait croire à une mauvaise blague, c’est en fait une phrase on ne peut plus réfléchie et sincère. Ces mots sont ceux d’Yvan Benedetti, cadre nationaliste un temps membre du FN – il en fut expulsé en 2010 pour des positions jugées trop éloignées de la ligne “dédiabolisation” du parti – puis président du mouvement fasciste Oeuvre française, jusqu’à sa dissolution par Manuel Valls, en 2014. Il les prononce un beau jour de 2015, à Madrid, à l’occasion d’une procession hommage aux fachos ibériques d’avant la guerre civile de 1936, en Espagne. Un témoin privilégié assiste à la scène : Philippe Pujol, prix Albert-Londres 2014. Est-il là en sa qualité de journaliste ? En partie. Mais aussi parce que, aussi étonnant que cela puisse paraître – l’un a bossé pour le journal communiste La Marseillaise et dit que la “mixité sociale [le] rassure”, l’autre ne rechigne pas à citer Robert Faurisson, le “pape du révisionnisme” – les deux hommes sont cousins germains.
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Voilà ce que raconte Mon cousin le fasciste : une histoire de famille hallucinante. Celle d’un parcours inattendu, d’un individu que rien dans ses origines familiales et sociales, ni son éducation, ne prédisposait à développer une telle idéologie d’antisémitisme, de racisme, de xénophobie. A partir en pèlerinage sur la tombe du Maréchal Pétain, “le sauveur de la France”, sur l’île d’Yeu, pour le 64e anniversaire de sa mort, avec des vieux nostalgiques de l’époque coloniale. A organiser à Paris une intervention d’Hervé Ryssen, essayiste obsédé par un prétendu “complot juif”, et dire avec beaucoup de flegme, dans la même phrase, que “son travail est remarquable” et que “c’est l’un des plus gros antisémites de France”.
Gros Patapouf le dictateur
La fabrique du monstre, en quelque sorte, comme Philippe Pujol l’écrivait à propos des quartiers Nord de Marseille ravagés par la misère, la drogue et le clientélisme, en 2016. Un monstre surnommé enfant “Gros patapouf”, un patronyme “qui ne sonne pas vraiment dictateur” même s’il aimerait bien hein, Yvan Benedetti, ré-instaurer “la Nation France”. Un monstre avec qui Pujol est resté proche malgré tout, parce que si “l’amitié n’est sereine qu’entre personnages qui partagent les mêmes valeurs, dans une famille, cela n’est pas nécessaire”.
De son écriture extrêmement drôle, empathique mais toujours ciselée, l’auteur de Quartiers shit dresse ainsi le portrait de ce cousin nationaliste, son double facho, sorte de symbole de ce que Pujol nomme la “nouvelle révolution conservatrice” du début des années 1990, en France. Un mouvement “qui n’est pas politique, mais culturel”, qui aurait insidieusement fait son trou dans la société française, aidé par les politiques populistes – coucou Sarkozy – les intellectuels médiatiques qui en font fait leur fond de commerce – coucou Zemmour – mais aussi la frustration de millions de personnes, effrayées de devenir encore plus pauvres que le plus pauvre de leurs voisins. C’est ce que Pujol a constaté dans son quartier marseillais de la Belle-de-Mai, où nombre de ses amis d’enfance, pourtant élevés par des parents de gauche et syndiqués, ont choisi de se tourner vers le Front National après que leur quartier s’est peu à peu appauvri.
“Tous ont un point commun : aucun de leurs rêves d’enfance n’a été réalisé. On répète trop souvent que le FN spécule sur la peur, sur l’ignorance. Je me rends compte que son meilleur terreau reste la frustration. Un sentiment accentué par l’incessante et universelle peur du déclassement, vivre moins bien que ses parents, que les derniers immigrés arrivés nous rattrapent. Pire ! qu’ils nous doublent. Le dernier arrivé ferme la porte ! Parmi mes connaissances, des Arabes votent FN – “parce qu’on est Français” – et même des gitans – “parce qu’on ne veut pas être pris pour des Roms.”
« La France rance, indigeste, dangereuse »
Aussi, les nationalistes et son cousin le sentent, “la période leur est favorable” : “Une minorité révolutionnaire se construit ainsi depuis des années, préparée à agir quand la période révolutionnaire sera mûre.” L’attente du moment adéquat pour passer enfin à l’action, écraser la “mondialisation judaïque”, la “dictature socialiste”, le fameux “système”, quoi. D’autant que si plusieurs cadres nationalistes évoluent hors des partis traditionnels, certains patientent tranquillement au FN, dans une “habile stratégie de dissimulation” – on apprend également qu’au siège de la phalange espagnole, une photo de Marine Le Pen avec le nouveau chef du mouvement a été depuis peu “retirée”. Un hasard, sans doute.
Tout cela, Yvan Benedetti l’expose à Philippe Pujol lors d’événements fascistes que le reporter a couverts. Une scène incroyable raconte d’ailleurs comment le journaliste initie une altercation malgré lui, à l’occasion d’une commémoration d’une stèle de l’OAS, quand, pour dissuader son cousin de demander à relire son article, il explique être juste venu “dans l’éventualité d’une bagarre”. Ni une, ni deux, Yvan Benedetti demande à ses “gars” de “lever la volaille” : les nationalistes chargent les policiers mobilisés, les vieux représentants de l’OAS – “des dindons” au regard torve, “tout coulants et puants”, “la France rance, indigeste, dangereuse” – fuient, les antifas présents s’en mêlent. Les gazeuses se mettent en action, “si bien que deux minutes plus tard tout ce beau monde pleurait… Des midinettes, partout, qui continuaient à se distribuer des baffes derrière des brouillards de larmes”.
Une situation ridicule et terrifiante à la fois, car significative de la détermination de ces hommes et surtout de leur espérance d’un “grand soir” prochain. Parfois, Yvan Benedetti raconte aussi ses espoirs à Pujol dans le confinement d’un petit studio familial parisien. Un soir, plusieurs de ses disciples, qui squattent aussi chez le journaliste, se mettent à “classifier méticuleusement les races humaines”. Pujol, “in bed with nationalistes”, tente malgré tout de dormir. Au matin, il verra un des hommes de son cousin debout, sur le lit, en “slip kangourou”, en train de faire semblant d’utiliser une kalachnikov. La scène, là aussi, est comique voire ridicule, et Pujol l’appelle de ses voeux : la révolution à venir doit être “une démocratisation de la démocratie”, pas celle voulue par son cousin et consorts. Sérieusement : qui voudrait que des amateurs d’armes fascistes en slip kangourou gouvernent le monde ?
Mon cousin le fasciste, éd du Seuil, 128 p, 15€
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