Jamais un écrivain n’aura autant fait de la tension entre fiction et réalité un moteur dont le cycle Nathan Zuckerman, écrivain fictif et alter ego de Philip Roth, fut l’apothéose.
Quand l’écrivaine Cynthia Ozick a lu, dans la presse, que son ami Philip Roth arrêtait d’écrire, elle a eu cette phrase incrédule : “Un écrivain qui arrête d’écrire alors qu’il respire encore s’est déjà déclaré posthume.” C’était, effectivement, ce qu’était en train de faire Roth : préparer sa postérité. Non par vanité, mais plutôt par lucidité, pour ne rien laisser au hasard. Quelques mois plus tôt, le 22 août 2012, il avait été victime d’une attaque cardiaque alors qu’il dînait avec son ami Benjamin Taylor dans un restaurant de l’Upper West Side.
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Dans son récit, Philip Roth, mon ami, publié en France en octobre dernier, Taylor se souvient de la première chose que lui dit Roth après avoir été transporté à l’hôpital : “Plus de livres.” “Tout d’abord, je ne sus pas ce que cela signifiait, écrit cet intime de Roth. Je compris rapidement que Némésis, son trente et unième livre, publié deux ans plus tôt, serait son dernier. Il annonçait sa retraite.”
Sa retraite, ou plutôt ce qui lui ressemblerait, il allait l’annoncer officiellement trois semaines plus tard, quand je me rendis chez lui, le 12 septembre 2012, pour l’interviewer justement au sujet de Némésis, qui allait paraître en traduction française. Notre entretien, où l’un des plus grands et des plus prolixes écrivains américains déclarait ne plus vouloir écrire, parut début octobre sans susciter l’ombre d’une réaction de la part de nos confrères et consœurs. Il fallut attendre un mois, à la suite d’une reprise de certains extraits de notre entrevue (traduits) sur Reuters, pour que la presse américaine, et internationale, en soit informée, et que les médias français réagissent enfin.
Ce 12 septembre, à peine assise dans son salon quasiment vide, illuminé par le ciel blanc qu’encadraient les larges baies vitrées, Roth me demandait si, dans la vie, j’estimais avoir eu de la chance ou non. La chance ou la malchance, c’était le grand sujet du magnifique Némésis, parfaite conclusion d’un cycle de quatre romans – chacun abordant la mort, à travers des personnages confrontés à leur nemeses (la fatalité, la vengeance du destin, ce qu’on ne peut contrôler) – et de toute une œuvre hantée, pétrie par le grotesque de l’être humain pensant contrôler sa vie, cette farce tragique. Philip Roth y imaginait une épidémie de polio frappant Newark et sa communauté juive, là où l’écrivain est né en 1933 et a grandi.
Malgré la volonté de Bucky Cantor de faire le bien – quitte à sacrifier son propre bonheur –, il devenait à son insu l’instrument de la mort. “Je pense que tout dans la vie est une question de chance ou de malchance. Je ne crois pas à la psychanalyse, ni à un inconscient qui nous guiderait dans nos choix, nous avait d’emblée déclaré Roth. Nous avons seulement la chance ou la malchance de faire certaines rencontres qui seront bonnes ou mauvaises pour nous. Ma première femme [Maggie Williams], par exemple, était une criminelle – elle volait sans cesse, mentait, etc. –, or je ne l’avais pas choisie pour ça, je déteste les criminels. Mais voilà, j’ai eu la malchance d’épouser la mauvaise personne.”
Une vie justement dite
“Si Philip regrettait quelque chose de sa vie, c’était de s’être marié”, nous confie Benjamin Taylor par e-mail. De ce premier mariage raté, l’écrivain restera longtemps meurtri, comme il ne se remettra jamais vraiment de son deuxième mariage avec l’actrice Claire Bloom. Après leur rupture, celle-ci racontera leur relation dans un livre au vitriol, Leaving a Doll’s House (1996).
Être la cible d’attaques virulentes, Roth l’est en fait depuis le scandale de Portnoy et son complexe en 1969, quand la communauté juive américaine l’accusa d’être un juif antisémite. Cette part d’incontrôlable, ce soi manipulé ou diffamé, ce soi qui lui échappe complètement pour devenir la marionnette d’autrui, création de l’opinion publique ou de la malveillance d’une ex-épouse, il ne les connaît que trop pour prendre le risque de laisser au hasard ce qui se dira de lui après sa mort.
Des milliers de pages écrites qu’il voulait voir détruites
“Il y aura des biographies après ma mort, donc autant être sûr qu’il y en a une qui soit exacte, nous avait-il dit ce jour de septembre pour expliquer avoir préféré, après Némésis, travailler à [ses] archives pour les remettre à [son] biographe. Je lui ai remis des milliers et des milliers de pages mais pas littéraires, pas publiables telles quelles.”
Après avoir viré un premier biographe, Ross Miller, parce qu’il n’allait pas assez vite, l’écrivain avait choisi Blake Bailey, auteur d’une bio de John Cheever, pour prendre le relais. Et parmi les milliers de pages qu’il a écrites pour lui, et qu’il voulait voir détruites par ses exécuteur·trices testamentaires (son agent Andrew Wylie et une amie psychanalyste) après sa mort, se trouvaient deux manuscrits d’environ trois cents pages chacun.
L’ironie, le tragique, la bouffonnerie
“Notes on a Slander-Monger, maintenant archivé à la bibliothèque de Princeton, qui détaille sa malheureuse expérience avec Ross Miller ; et Notes for My Biographer, qui existe toujours en version numérique et print, conservé par la Library of Congress avec le reste des archives de Philip. Ce manuscrit est une réfutation des mémoires de vengeance de Claire Bloom”, nous raconte Benjamin Taylor.
La monumentale biographie autorisée de Philip Roth (Philip Roth: the Biography) est parue avec succès l’année dernière, pour être très vite assombrie par les soudaines accusations d’abus et de viols portées par des femmes contre Blake Bailey, lâché par son agent et son éditeur américain (avant d’être repris par un autre).
Ternissant par ricochet la réputation de Philip Roth, alors qu’il avait passé les dernières années de son existence à tenter un ultime contrôle du récit de sa vie, le rétablissement de sa vérité contre le doute distillé par les propos de Bloom. Il avait d’ailleurs, au passage, encouragé des personnes bienveillantes à écrire sur lui : Lisa Halliday, son ex-maîtresse devenue une amie intime, qui racontera leur liaison dans Asymétrie (2018), et Benjamin Taylor, qui écrira sur leur amitié.
J’aime me dire que Philip Roth aurait apprécié l’ironie et éclaté d’un grand rire s’il avait pu suivre, depuis l’au-delà, ce qui est arrivé à Bailey et à sa biographie. Tout cela ressemblant tellement à un roman de… Philip Roth. “L’incontrôlable. L’ironie, le tragique, la bouffonnerie de l’incontrôlable, en soi et dans le monde. Je n’ai jamais rien écrit d’autre”, déclarait-il dans une interview aux Inrocks, en 2004.
L’inverse serait aussi vrai : écrire pour contrôler cette part d’incontrôlable, la neutraliser en la circonscrivant à l’espace d’un roman ou, du moins, s’en donner l’illusion. Rien de mieux que l’écriture pour ordonner le chaos en le nommant, et rendre compte de toutes les versions de soi, du caractère mouvant de l’être, de tous ses reflets. Où est la vérité ? Dans la version que l’on veut laisser de soi ou dans ce que disent les autres de nous ? Comment dire une vie ?
Histoire de Nathan Zuckerman
“À mesure qu’il parlait, je me disais : cette façon qu’ont les gens de réécrire l’histoire de leur vie, ces vies dont les gens font une histoire”, dit Nathan Zuckerman dans La Contrevie (1986). Si ces questions traversent toute l’œuvre de Philip Roth, il s’en est fait le maître via son alter ego littéraire, Nathan Zuckerman, et les romans où cet auteur fictif apparaît. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans le deuxième volume de la Pléiade consacré à Roth, Romans et Récits – 1979-1991, un volume passionnant qui joue sur la tension réalité/fiction si chère à l’écrivain, qui ne recule devant aucune mise en abyme.
Apparu dans Ma vie d’homme (1974), sous la plume d’un autre auteur fictif, Peter Tarnopol, Nathan Zuckerman est au centre de Zuckerman enchaîné (1985), un cycle de trois romans et d’un épilogue, L’Écrivain fantôme, Zuckerman délivré, La Leçon d’anatomie et Épilogue – L’Orgie de Prague. “Où il décrit quatre épisodes de sa vie d’artiste : l’initiation à la fiction, les affres de la célébrité, la maladie, la découverte d’un pays où la littérature est censurée”, nous explique Philippe Jaworski, universitaire, éditeur de l’œuvre de Roth en Pléiade. “Zuckerman est dès lors ‘constitué’, inscrit dans l’histoire, le temps et l’espace. Dans la trilogie dite américaine des années 1997-2000, il revient dans un rôle d’écrivain-médiateur, témoin-traducteur-interprète, il œuvre en coulisse ou en sous-main ; enfin disparaît dans Exit le fantôme [en 2007].”
La Contrevie, l’un des romans les plus virtuoses et vertigineux de Roth, est son apothéose. Il est l’écrivain que la famille déteste (“Quand un écrivain naît dans une famille, alors cette famille est foutue”, répétait Roth), car il a écrit sur ses membres en “trahissant” leurs secrets. C’est un livre-poupées russes qui ouvre sur un récit, qui ouvre sur un récit, qui ouvre sur un autre, et ainsi de suite.
Il commence par la décision de Henry Zuckerman, le frère dentiste et marié de Nathan, impuissant à cause du traitement pour son cœur malade, de risquer une opération dangereuse afin de pouvoir bander à nouveau – et faire l’amour à son assistante. Après plusieurs pages, on comprend que Henry y a laissé sa peau et que ce qu’on vient de lire n’est autre que l’oraison funèbre rédigée par Nathan à la demande de Carol, la femme de Henry.
Le roman en forme de roman
Celle-ci la rejettera car trop choquante, au profit de sa propre oraison : son mari l’aimait tellement qu’il ne supportait plus de ne pas pouvoir lui faire l’amour (preuve que même les “honnêtes gens” falsifient la réalité). Le chapitre suivant, c’est en fait Nathan qui est parti vivre à Londres avec Maria, la première maîtresse de Henry. Enfin, Henry n’est pas mort mais a tout plaqué pour se consacrer à l’étude de la Torah dans une yechiva à Jérusalem…
“L’acte d’écrire est devenu l’action dramatique centrale de la fiction de Philip Roth”, écrivait John Updike en 1993. Sur la limite poreuse entre fiction et réalité, La Contrevie est une formidable démonstration romanesque, de la théorie sur le roman en forme de roman, pour dire en quoi consiste vraiment le travail d’invention littéraire d’un écrivain, à partir de faits. Comment ceux-ci se déplacent, se réordonnent, ne sont que des supports.
“On le décrit communément comme alter ego de Philip Roth, ce qui n’est pas dire grand-chose, complète Philippe Jaworski. C’est d’abord le masque que se choisit Roth pour jouer sa comédie de la littérature. J’ai essayé de montrer, dans l’introduction de ce volume de la Pléiade, que l’essentiel de l’œuvre de Roth peut se définir comme un roman théâtral du moi. Il n’est pas fortuit que l’écrivain ait choisi Zuckerman pour conduire le spectacle : c’est à lui qu’est confié dans Ma vie d’homme le rôle de transformateur de la vie en fiction utile.
C’est, si l’on considère l’ensemble des romans où il intervient, le personnage qui fait advenir la fiction dans son rapport embrouillé, constamment mouvant, avec la biographie, thème qui est la grande affaire de Philip Roth. C’est donc plus, ou autre chose, qu’un personnage : un opérateur de fiction. Non pas un ‘double’ de Philip Roth (presque tout est double chez Roth, le mot perd donc tout son sens), mais la figure (ou le masque) par quoi l’écrivain expose continûment ses mensonges (et s’expose par ses mensonges).”
À découvert
Mais à force de multiplier les masques, Philip Roth se sent devenir invisible à lui-même. Après La Contrevie, il tombe en dépression. Comme s’il était devenu ses propres textes. Un homme-texte. Il va alors décider de se réapproprier les faits de sa vie sans les fards de la fiction. Les Faits – Autobiographie d’un romancier (1990) s’ouvre sur une lettre de Roth à Zuckerman : après des années à s’être réinventé dans la fiction – “loin de pouvoir me refaire, je me sentais me défaire” –, il choisit de se “rendre visible” à lui-même.
Le livre s’achève sur la réponse de Zuckerman : “Si j’en juge par ce que je viens de lire, je crois pouvoir dire que tu as toujours autant besoin de moi que j’ai besoin de toi. […] Je suis ta permission, ton indiscrétion, la clef de tes révélations.” Celui qui permet de se débarrasser de son “je” pour mieux dire sa vérité, de se délester de sa biographie pour librement en exploiter “ses crises, ses thèmes, ses tensions et ses surprises”. Zuckerman avait tort : Roth n’aurait bientôt plus besoin de lui. Il s’en servira encore dans Tromperie (1990), suite de dialogues avec des femmes (adapté récemment par Arnaud Desplechin), Patrimoine (1991), sur la mort de son père, et s’en débarrassera dans Exit le fantôme.
Les dix dernières années de sa vie, Roth les a consacrées à écrire sa mort. Réaliste, ne craignant pas de s’y confronter. Mais aussi comme s’il ne voulait pas que celle-ci le change en personnage, que quelqu’un d’autre l’écrive comme il le souhaite. Philip Roth a d’abord organisé son suicide si une crise venait à le laisser diminué (il demanda de l’aide à Benjamin Taylor en lui indiquant les produits à lui administrer), puis laissé des directives précises pour ses funérailles (dont choisir lui-même les extraits de ses livres qui y seraient lus), s’est mis à classer ses papiers et à travailler assidûment à sa biographie posthume. Enfin, très malade, il a refusé que les médecins prolongent sa vie de quelques mois et a exigé qu’on l’endorme définitivement. Il s’est éteint le 22 mai 2018, entouré d’une poignée d’ami·es qu’il avait choisi·es.
Philip Roth : Romans et Récits – 1979-1991 (Gallimard/La Pléiade), édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaboration de Brigitte Félix, Aurélie Guillain et Paule Lévy, 1 584 p., 69 € jusqu’au 30 juin. En librairie depuis le 24 février.
Philip Roth, mon ami de Benjamin Taylor (Philippe Rey), préface de Josyane Savigneau, traduction de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, 128 p., 17 €.
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