Une New-Yorkaise de 30 ans plaque tout pour aller en Nouvelle-Zélande. Plume aux revues McSweeney’s et Granta, Catherine Lacey signe un beau premier roman sur un sujet éminemment contemporain : la perte de soi.
Personne ne disparaît éblouit dès les premières pages. Il y a d’abord ces phrases, ciselées, puissantes, qui gonflent lentement, forment des boucles avant d’éclater en morceaux. Il y a ensuite la narratrice, cette jeune femme qui part à vau-l’eau, bouleversante de fragilité et d’indifférence mélangées, son renoncement au monde comme une forme d’idéal héroïque.
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Il y a enfin ses mots, ceux qu’elle ne prononce pas, mais auxquels elle songe sans relâche. Tendus, hirsutes, ils deviennent effrayants quand ils glissent vers les zones troubles de la violence et de la folie : “Il a dit Allo, comme si rien n’avait changé dans sa vie, comme si sa vie s’était poursuivie, complète et normale (…) et pendant tout ce temps sa voix ne s’était pas levée pour quitter sa gorge, et son corps n’était pas tombé en morceaux pour s’amonceler en tas sur le sol, et son cerveau ne s’était pas transformé en boue au point de couler par ses oreilles.”
Dave Eggers crie au génie, et on ne peut qu’approuver
On a du mal à croire qu’il s’agit d’un premier roman, tant ce livre impressionne par son style, sa maturité, sa connaissance de l’âme humaine. New-Yorkaise de 30 ans à peine (comme son héroïne), Catherine Lacey s’était fait connaître par ces nouvelles et essais publiés dans des revues comme Granta, McSweeney’s ou encore The Believer. Dave Eggers crie au génie, et on ne peut qu’approuver.
C’est l’histoire d’Elyria, jeune scénariste de Manhattan. Un matin, elle fait son sac à dos et elle s’en va. Sans un mot pour son mari ou qui que ce soit, elle embarque pour le bout du monde. On la retrouve au chapitre suivant, faisant de l’autostop en Nouvelle-Zélande. Sur les bords de route, elle laisse le drame qui l’a menée jusqu’ici reprendre possession de son cerveau abîmé. Le suicide de sa sœur adoptive, sa mère alcoolique, son mari devenu au fil des ans un étranger.
“Mais je ne pourrais jamais disparaître complètement, personne ne disparaît ainsi”
Malgré le danger qui rôde (ces conducteurs psychopathes potentiels), la solitude et le dénuement, Elyria continue d’avancer. Elle s’égare toujours plus loin, dans ce pays lointain, et en vient à ne plus rien ressentir : aucun désir, presque aucun manque. Elle ne se projette plus dans le temps, ne participe plus au présent. “C’était ça que j’avais voulu tout le temps, réalise-t-elle, disparaître complètement, mais je ne pourrais jamais disparaître complètement, personne ne disparaît ainsi, personne n’a jamais eu ce luxe et personne ne l’aura jamais.”
Cette “passion d’absence”, l’anthropologue David Le Breton l’a brillamment analysée dans un essai paru l’année dernière, Disparaître de soi – Une tentation contemporaine (Métailié). Il appelle “blancheur” cet état particulier, hors des mouvements du lien social, où l’on disparaît aux yeux des autres comme à soi-même. Une sorte d’engourdissement généralisé, volonté d’effacement qui, met en garde l’essayiste, “gagne de plus en plus de gens, et est de plus en plus durable”.
Comme le funambule de Genet…
La force de ce roman, car il s’agit bien ici de littérature, tient pourtant dans la part d’incertain et d’indécis de l’intrigue, cette part de mystère qui pousse l’héroïne à faire un pas après l’autre, comme le funambule de Genet, et tient en haleine le récit. Car Elyria lutte sans relâche contre sa maladie, ce “yack” qui habite en elle, la ronge de l’intérieur.
Elle n’a rien perdu de son acuité intellectuelle, le soleil noir de sa mélancolie la rendant même plus lucide sur les gens qui l’entourent. Elle n’idéalise pas non plus son pays d’accueil, résumé en quelques mots lapidaires : “Une ennuyeuse petite montagne, un lac bleu pâle, une station-service, la même que les nôtres, sauf que pas exactement.”
Cette conscience d’elle-même, de l’échec de son voyage, son entêtement à poursuivre pourtant, la rendent terriblement sympathique. De même que l’humour noir dans lequel elle sait se réfugier, avec l’énergie du désespoir (quand son mari l’insulte au téléphone, après des mois sans contact, elle s’applique à “essayer de l’écouter, à recevoir ses mots et à les plier comme il faut, à en faire une belle pile lisse et encore chaude, une pile du genre chaussettes et serviettes blanches tout juste lavées” – un subconscient subtilement féministe, face à un individu qui se révélera être un monstre).
Ce monologue d’une âme en peine ressemble à une mélopée majestueuse
Catherine Lacey a su donner un visage à ce qui pourrait bien devenir le mal du siècle, du moins en Occident. Etrange et poétique, ensorceleur et presque inaudible, son monologue d’une âme en peine ressemble à une mélopée majestueuse. Dangereux, comme le chant des sirènes, il mène aux bords du gouffre celui qui n’y prend pas garde.
Et tandis que la narratrice tombe dans l’anonymat, c’est le patronyme de l’auteur qui interpelle in fine. Car comment ne pas penser à l’autre Catherine Lacey, cette actrice anglaise née en 1904 connue notamment pour son rôle dans le film d’Alfred Hitchcock au titre éloquent : Une femme disparaît (1938) ?
Personne ne disparaît (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Myriam Anderson, 272 pages, 22 €
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