Des agents secrets gays, des intrigues loufoques, un humour burlesque : avec Edgar Hilsenrath et Ayerdhal, le polar se fait queer.
La virilité couillue du roman d’espionnage en prend un coup. Et ce n’est pas plus mal. Voir le machisme propre à ce genre – en littérature comme au cinéma, que l’on pense au dernier James Bond, parangon d’hétérobeauferie – se faire déboulonner a quelque chose d’assez jouissif. Surtout lorsque cette entreprise de dézingage est menée avec un humour aussi délirant que corrosif. Dans Orgasme à Moscou d’Edgar Hilsenrath comme dans Rainbow Warriors d’Ayerdhal, les agents secrets et les barbouzes préfèrent de loin les apollons bodybuildés aux appas des femmes fatales ou autres potiches ornementales.
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Ainsi, un des personnages du livre d’Hilsenrath, S. K. Lopp, s’extasie en ces termes devant des bottines à lacets dans une vitrine : « Tu vois bien : les temps changent ! Les gens changent. On progresse. L’air du temps est gay ! » On aimerait que Christine Boutin et ses amis aient la même épiphanie. Bref. Chacun à sa manière, ces deux livres détournent les codes du roman d’espionnage. Et c’est sans doute Edgar Hilsenrath, écrivain d’origine allemande aujourd’hui octogénaire, qui va le plus loin dans la veine parodique, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de ses livres précédents, Fuck America ou Le Nazi et le Barbier.
Orgasme à Moscou est paru pour la première fois en 1979, et se situe en pleine guerre froide. Anna Maria, la fille de Nino Pepperoni, le parrain de la mafia new-yorkaise et sosie de Moshe Dayan, se rend en URSS pour interviewer Brejnev. Elle revient aux Etats-Unis enceinte et accro aux orgasmes que lui a procurés le père de son enfant, un certain Sergueï Mandelbaum, scientifique et opposant au régime soviétique. Pour l’honneur de sa famille et le bonheur de sa fille chérie, Nino Pepperoni décide d’exfiltrer Mandelbaum d’Union soviétique. Pour cela, il fait appel à S. K. Lopp, passeur de frontières autrichien qui connaît le trou dans le rideau de fer aussi bien que « son trou de balle ». Seul hic, cet as est aussi un maniaque sexuel recherché par Interpol qui conserve des organes mâles dans son congélo. Pour éviter tout ennui avec son futur gendre, Pepperoni décide tout simplement de faire castrer S. K. Lopp.
A l’origine de ce livre complètement délirant et burlesque, une commande de scénario passée par le cinéaste Otto Preminger à Hilsenrath. Cela explique pourquoi le roman est en grande partie constitué de dialogues, celui entre le chauffeur de Pepperoni et S .K. Lopp autour du sexe de Mandelbaum et du noeud gordien atteignant des sommets d’absurdité.
Avec leurs patronymes grotesques (Pepperoni, S. K. Lopp, Abdul Mohammed Kebab ou encore le médecin castrateur Benito Russolini), les personnages sont tous plus ridicules et stupides les uns que les autres. Hilsenrath ne craint pas d’en faire des tonnes et joue à fond la carte de la caricature et de l’outrance, ne reculant devant aucune énormité. Partouzes féministo-machistes, nuit de noces échangiste, détournement d’avion et terroriste zoophile, on trouve de tout dans ce mélange explosif et savoureux du Parrain et d’OSS 117 à la sauce Hazanavicius.
Tout aussi détonant, le cocktail Rainbow Warriors, synthèse, pour sa part, de M*A*S*H de Robert Altman et de La Chute du Faucon noir. Signé Ayerdhal, auteur français de SF et de thrillers comme Transparences paru en 2004, Rainbow Warriors semble au départ aussi abracadabrantesque et déconnant qu’Orgasme à Moscou.
L’ancien secrétaire général des Nations unies, Akwasi Koffane, recrute le général Geoff Tyler pour une mission très spéciale : renverser le dictateur de la république démocratique du Mambesi, « moins démocratique que bananière et riche d’un despotisme qui se promène de Genève à Luxembourg en passant par Nassau, Bahreïn ou Macao ». Un coup d’Etat commis au nom des droits de l’homme et des LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans), particulièrement opprimés au Mambesi. Cette action secrète est financée par tout ce que la planète compte d’hommes et de femmes influents : des chanteurs et acteurs engagés comme David Lovelyes, Angie Bull et Beau Bradley ; un trafiquant d’armes russe ; un milliardaire de l’informatique nommé Will Doors ou encore le grand couturier JPG. Toute ressemblance avec des personnages existants n’a évidemment rien de fortuite. Autre particularité de l’opération, l’armée mise à disposition du général Tyler est entièrement composée de volontaires LGBT, pas forcément expérimentés dans l’art de la guerre.
Parmi les recrues, il y a notamment Jean-No qui, en pleine jungle, consigne ses idées d’amélioration esthétique des rangers dans son carnet Moleskine à la pointe de son stylo Montblanc. Toute la première partie, en particulier la phase d’entraînement dans la jungle sud-américaine, est assez irrésistible. Mais la fantaisie arc-en-ciel s’obscurcit au fil des pages et le rythme s’essouffle. Trahisons, infiltrations d’agents secrets, divisons ethniques et religieuses, la mission à visée démocratique tourne à la guerre d’occupation et le roman offre alors une réflexion amère sur le droit d’ingérence.
Après tout, la vérité peut se cacher dans les livres les plus légers et même dans les romans de série Z. Le New York Times ne vient-il pas de consacrer Gérard de Villiers, l’inventeur de la série des S.A.S., ces nanars avec jeunes femmes court vêtues mais lourdement armées en couverture, comme l’auteur de romans d’espionnage le mieux informé ? Il aurait anticipé, entre autres, l’assassinat d’Anouar Al-Sadate en 1981 dans Le Complot du Caire, paru l’année précédente. Alors, à quand une armée de « rainbow warriors » ?
Elisabeth Philippe
Orgasme à Moscou d’Edgar Hilsenrath (Attila), traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, dessins d’Henning Wagenbreth, 320 pages, 23 €
Rainbow Warriors d’Ayerdhal (Au Diable Vauvert), 528 pages, 20 €
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