[25 ans d’Inrocks hebdo] Après Just Kids en 2010, la chanteuse et autrice publiait en avril 2016 le mélancolique M Train. Une manière de revisiter les stations marquantes de sa vie, entre Ginsberg et Shepard, New York et Paris, et qu’elle commentait alors pour nous.
Comment avez-vous commencé M Train ?
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Patti Smith — Après avoir passé des années sur Just Kids – que je n’avais pas prévu, c’est Robert (Robert Mapplethorpe, avec qui elle vécut de 1967 à 1969 – ndlr) qui me l’avait demandé le jour de sa mort –, j’avais envie d’écrire sur rien. Pour Just Kids, le poids des responsabilités, vis-à-vis de Robert, de New York, de notre milieu, était énorme : il fallait que je fasse attention à ce que je disais, et je n’en ai pas l’habitude car tout ce que j’avais écrit (et qui n’a pas été publié) était de la fiction.
Après ça, j’ai eu envie de m’éviter ce type de pression. J’ai fait alors un rêve : un cow-boy me disait qu’il n’était pas si facile d’écrire sur rien – ce cow-boy était une forme de Sam Shepard, avec qui j’ai toujours parlé d’écriture depuis que je l’ai rencontré dans les années 1970. Après ce rêve, j’ai donc commencé à écrire tous les jours sans dessein, sans plan, sans intrigue, juste pour voir ce qui arrive. Mais la vie a ses propres motifs, et j’ai été surprise de constater, à la fin, que des choses reviennent souvent, de façon symétrique.
Mon style n’est pas expérimental, mais mon projet l’était. M Train est comme un kaléidoscope : quelque chose d’ample contenu dans quelque chose de petit. Mon livre est simultanément contenu et expansif.
“Je ne saurais pas écrire sur ma vie publique. Mais je peux écrire sur ma vie d’écrivaine : je la connais plus que la Patti Smith publique”
Just Kids s’arrêtait au moment où vous devenez une rock-star, M Train ne parle pas du tout de musique ni de votre carrière. Pourquoi ce choix de ne pas aborder cette partie importante de votre vie ?
Depuis l’enfance, j’ai toujours voulu être écrivaine. Quand, très jeune, je suis arrivée à New York, j’ai fini par faire du rock, mais c’était à travers la poésie que j’écrivais déjà depuis longtemps. Je me considère avant tout comme une écrivaine. Pas vraiment comme une musicienne, plutôt comme une performer, ce qui est collectif, politique. Cela n’est qu’une part de moi, l’autre part, quand je ne suis pas sur scène, est très solitaire : je ne sors pas, je lis, j’écris, je prends des photos. Je ne me perçois pas comme une rock-star ou une personne publique.
Dans mes livres, je n’ai pas décidé d’éviter le rock, mais de donner aux gens la personne que je suis vraiment, hors des concerts. Je ne saurais pas écrire sur ma vie publique. Mais je peux écrire sur ma vie d’écrivaine : je la connais plus que la Patti Smith publique.
La musique semble moins importante dans votre vie que les écrivain·es…
J’aime Wagner, Parsifal, Puccini, Verdi, j’adore l’opéra, le R’n’B, Bob Dylan… mais, ce qui m’inspire le plus, ce sont les livres. Je ne suis pas musicienne, je peux à peine jouer d’un instrument, je chante, mais tout le monde chante. Les livres sont au centre de ma vie, j’en ai toujours un avec moi. Je ne peux même pas aller aux toilettes sans un livre, sinon je panique ! Aujourd’hui, dans mon sac, j’ai un livre sur Simone Weil. Sa vie, son travail, sa pensée, sa jeunesse, m’inspirent. Je suis en train d’écrire un texte court à son sujet, une méditation autour d’elle et d’une jeune skateboarder.
J’aime venir à Paris car j’y écris toujours bien. D’ailleurs, j’ai fini Just Kids en France : quand j’ai reçu la médaille de commandeur des Arts et des Lettres, le ministre de la Culture m’a proposé une pièce dans son ministère, où j’ai fini mon livre, en buvant du thé dans une tasse qui a dû servir à Napoléon. Et hier soir, à l’hôtel, j’ai commencé mon prochain livre. Ce sera le frère de Just Kids, situé dans la même période, mais abordant davantage l’art, la religion, le rock, mon mari, l’amour, à travers mon évolution personnelle. Ce qui va être difficile, c’est d’articuler l’importance de la musique et de ma vie publique.
“J’ai enfin pris conscience de mon âge, bientôt 70 ans”
M Train est très mélancolique. Vous vouliez rendre hommage aux êtres que vous avez aimés et qui ont disparu ?
Ce qui est arrivé d’important avec ce livre, c’est que j’ai enfin pris conscience de mon âge, bientôt 70 ans. Et j’ai soudain pensé : “Oh mon Dieu, je suis vieille, quel temps me reste-t-il à vivre ?” Ça a été un choc. C’est ça, pour moi, la vraie mélancolie du texte. Etre accompagnée par les morts, c’est quelque chose que j’ai fait toute ma vie, que je comprends. C’est juste que plus je vieillis, plus il y en a. Grâce au livre, je peux les partager avec les autres.
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Quel roman lu très jeune vous a le plus influencée ?
Les Quatre Filles du docteur March. Mon personnage favori, Jo, y fait l’expérience de la mort de sa sœur préférée, et à travers elle j’ai éprouvé la perte. Sa réaction est d’écrire un livre sur sa sœur. Jo est écrivaine, elle trouve la façon de dealer avec la mort de sa sœur, d’aider sa famille financièrement, de s’exprimer créativement, à travers l’écriture. C’est là que je me suis dit : “Je veux être écrivaine.”
“William Burroughs m’a appris à avoir une certaine tenue dans la vie, à ne pas me compromettre pour la célébrité ou l’argent”
Vous avez connu William Burroughs, Allen Ginsberg, Sam Shepard. Quels conseils vous ont-ils donnés ?
William m’a appris à avoir une certaine tenue dans la vie, à ne pas me compromettre pour la célébrité ou l’argent, à penser sérieusement à mes choix. D’Allen, j’ai appris à “performer” mon travail, car j’ai fait beaucoup de lectures de poésie avec lui, et il était un lecteur très énergique. J’ai eu une liaison avec Sam, il m’a appris l’improvisation… Nous avons écrit et joué une pièce ensemble, fondée sur l’impro, et je lui ai dit : “Et si je fais une erreur ?” Il m’a répondu : “En impro, il n’y a pas d’erreur, tu te rattrapes toujours au prochain mouvement.” Cette philosophie m’a marquée jusqu’à aujourd’hui.
Il y a des photos dans M Train, on pense souvent au travail de W. G. Sebald, un écrivain que vous aimez…
J’ai plutôt été très influencée par Nadja de Breton. J’aime les livres de Sebald, bien sûr. Mais la différence, c’est que mes photos, c’est moi qui les ai prises.
Vous écrivez souvent à partir d’objets, pourquoi ?
Je ne suis pas une personne matérialiste, mais j’ai toujours été fascinée par le pouvoir et la beauté de certains objets, surtout parce qu’ils sont attachés à des gens. J’ai un livre de poche que mon mari a lu plein de fois, et je peux sentir ses mains dessus, son regard… c’est presque une relique sacrée. Tous les objets que j’ai chez moi sont connectés à des êtres : les chaussons de danse de Noureev, un galet qui vient de la rivière où Woolf s’est noyée… Pour chaque objet, j’ai une histoire.
Quel conseil donneriez-vous à un·e jeune ?
De travailler dur, de ne pas oublier son but… si c’est d’être une pop star, alors il faut faire les milliers d’interviews, de performances qui vont avec. Si vous voulez être artiste, il ne faut pas laisser les rêves de célébrité s’interposer entre soi et son art. A moins d’être un pur génie, il faut travailler et faire des sacrifices. C’est une discipline.
“Quand j’ai eu des enfants, j’ai dû réinventer ma discipline ”
Vous avez fait des sacrifices ?
J’ai passé beaucoup de temps dans la solitude juste pour écrire une seule page, ou les paroles d’une chanson. J’ai sacrifié le temps que j’aurais pu passer avec des êtres humains, mes proches, même ma famille. Quand j’ai eu des enfants, j’ai dû réinventer ma discipline : je ne pouvais plus écrire la nuit et me réveiller à 8 heures pour m’occuper de mon bébé. Donc je me levais à 5 heures pour écrire trois heures avant son réveil. Cette discipline que j’ai développée dans les années 1980, je l’ai gardée. C’était pour une bonne cause, j’aime mes enfants, mais il n’était pas question que je cesse d’être une artiste.
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Pensez-vous qu’il était plus facile d’être artiste dans les années 1970 ?
Non, c’était même plus difficile. Mais le changement qui m’inquiète le plus, touche la nature même du désir d’être artiste : Joan Mitchell peignait parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, Roberto Bolaño écrivait pour les mêmes raisons. Aujourd’hui, il y a une nouvelle tendance qui est d’approcher l’art avec une vision entrepreneuriale : pour vendre, être célèbre… Pour moi ce n’est pas de l’art, c’est autre chose : une forme d’expression liée à la culture et aux médias sociaux.
Je ne dis pas que ce n’est pas valide, mais ça n’a rien à voir avec les artistes qui ont voulu exprimer l’inexprimable, innover, qui sont touché·es par Dieu. Et je parle de Dieu dans un sens très large : certain·es sont touché·es par Dieu, d’autres par la culture. Je sais quel goût a la célébrité, c’est excitant, mais facile de s’en détacher si on veut atteindre quelque chose de plus haut.
Que pensez-vous de l’émergence d’un Donald Trump ?
C’est très douloureux. Il y a des hommes qui veulent faire de la politique pour servir les gens, et il y a Trump, qui n’a toujours voulu servir que son nom.
Un mot sur The Killing, votre série préférée ?
Après la parution de M Train, le producteur de la série m’a invitée à y jouer un petit rôle, et l’actrice qui joue Sarah Linden m’a offert un de ses pulls de ski.
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