Président de l’Observatoire des inégalités, le philosophe Patrick Savidan s’interroge dans son dernier livre, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, sur un paradoxe : alors que nous ne cessons d’en dénoncer les effets, jamais les inégalités ne sont autant creusées qu’aujourd’hui.
Plus on est riche plus on le devient, plus on est pauvre plus on s’enfonce dans la pauvreté. Comment comprendre cette dissociation entre un désir partagé et une réalité contrariée ? Comment saisir cet écart entre ce que l’on dit vouloir et ce que l’on fait ? Plutôt que d’immoralité, Patrick Savidan interroge la notion de “faiblesse de la volonté” pour tenter d’éclairer ce scandale démocratique. Une réflexion riche et stimulante, symptomatique de la tension entre la société dans laquelle nous vivons et celle vers laquelle nous tendons, collectivement.
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“Voulons-nous vraiment l’égalité ?”, vous demandez-vous. Comment, dans cette question, saisir le sens de ce “vraiment” ? Induisez-vous que nous ne désirons pas l’égalité, collectivement ?
Patrick Savidan – Ce “vraiment” recouvre l’étendue de ma perplexité. Le constat que je fais, comme chercheur et en tant que président de l’Observatoire des inégalités, c’est que l’accumulation de connaissances sur ce sujet de préoccupation central ne produit pas les résultats escomptés sur le plan politique et social. Je ne dis évidemment pas qu’il n’y a plus rien à faire : il faut toujours actualiser les données, trouver de nouvelles manières d’informer, toucher de nouveaux publics, appréhender les dynamiques nouvelles. Mais il faut aussi que nous gardions à l’esprit que cela ne suffit manifestement pas.
Le désir de justice sociale qui s’exprime dans nos sociétés a beau être massif, durable et assez bien informé, il ne débouche pas sur la mise en œuvre de politiques ou de pratiques qui lui correspondent. D’un point de vue factuel, nous pouvons même dire que les inégalités se creusent à mesure que notre connaissance du problème s’affine… Il n’y a clairement pas d’harmonie entre ce que nous savons, ce que nous déclarons désirer et ce que nous faisons. C’est cette disjonction qui a suscité chez moi, non pas un quelconque pessimisme, mais la conscience plus aiguë qu’il n’y a pas de corrélation simple et évidente entre mieux savoir quelque chose et agir en fonction de ce que l’on sait en matière de justice sociale… et qu’il est urgent de s’en soucier.
Comment peut-on définir dans ses grandes largeurs le paysage de l’inégalité en France aujourd’hui ?
Difficile de dresser un panorama complet en quelques mots. Mais si on prend les inégalités de revenus, on peut aisément identifier des tendances. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le tableau n’est guère réjouissant. Nous sommes aujourd’hui en effet dans une situation inédite dont il faut mesurer l’importance. Jusque dans les années 1980, on observe une diminution constante de ces inégalités. A partir de 1983, cette évolution connaît un coup d’arrêt. C’est l’heure de la stagnation dans la réduction des écarts. Stagnation dont on ne sort, vers la fin des années 2000, que pour assister à un accroissement des inégalités.
A ce constat vient s’en ajouter un autre très préoccupant. Longtemps, cette augmentation des inégalités s’expliquait par une mise sur orbite ahurissante des très hauts revenus (les fameux 1%). Depuis la crise de 2007, le problème est plus grave : si les inégalités se creusent, ce n’est plus seulement parce que les riches s’enrichissent, mais c’est aussi parce que plus de 60 % des Français s’appauvrissent. En fait, les données les plus récentes sont claires : plus on est riche plus on le devient, plus on est pauvre plus on s’enfonce dans la pauvreté. La fracture sociale prend l’allure d’un grand écart.
L’égalité est-elle historiquement une passion spécifiquement française ?
L’égalité n’est pas une spécificité française. On en retrouve le principe dans la plupart des pays qui se sont reconnus dans les valeurs de la modernité. La dynamique démocratique d’égalisation des conditions et les révolutions qui ont contribué à son avènement en proviennent directement. Des différences importantes existent évidemment dans la manière d’entendre cette valeur et les moyens à mettre à son service. Suivant que l’on regarde du côté de Rousseau ou du côté de Tocqueville, ou si l’on se tourne vers Stirner, Marx, Proudhon ou Hayek, le sens de l’égalité diffère.
Par-delà ces différences toutefois, on découvre un fond commun à partir duquel s’énonce une exigence : la reconnaissance de l’égale dignité de chacun, le souci d’égaliser les libertés. L’individu a conquis historiquement le droit de conduire sa vie en fonction des préférences qui sont les siennes. Et cette aspiration, cette conquête, est devenue le foyer principal de notre imaginaire politique ; c’est elle qui nous permet de dénoncer, avec une vigueur rarement démentie, l’arbitraire que constitue toute atteinte à cette égalité matricielle. Au fond, l’histoire de la démocratie, c’est l’histoire de cette tension qui doit nous porter à la hauteur de cet idéal.
Comment comprendre alors cet écart entre cet attachement collectif à l’égalité et l’impuissance politique à l’honorer ?
J’ai précisément cherché à comprendre ce paradoxe. Je me suis demandé ce que devient notre désir de justice sociale. Comme expliquer sa stérilité ? Pourquoi n’entendons-nous pas notre propre demande d’égalité ? Si nous faisons l’hypothèse que nous sommes au moins formellement en démocratie, pourquoi nos préférences en matière de justice sociale ne finissent-elles pas par se concrétiser, que ce soit au travers de politiques publiques ou de grandes mobilisations ? On pourrait répondre qu’il ne suffit pas de s’entendre sur ce qu’il convient de rejeter, encore faut-il avoir un objectif commun. Mais précisément : c’est le cas !
Quand on interroge les Français sur l’idée qu’ils se font de la justice sociale, sur le type de société qu’il faudrait promouvoir, ils tombent à peu près d’accord. D’où vient alors cet écart entre ce que l’on dit vouloir et ce que l’on fait ? A cette question, on a longtemps répondu en invoquant notre hypocrisie, notre sentiment d’impuissance, le fait que nous soyons manipulés par une petite clique d’oligarques, etc. Pour diverses raisons, que je précise dans ce livre, j’ai voulu explorer d’autres pistes, histoire de voir ce que l’on peut dire de ce paradoxe, dès lors qu’on ne commence pas par présupposer que les gens sont immoraux, inconséquents, impuissants, aveugles et/ou manipulés. C’est à ce niveau que le problème de la faiblesse de la volonté m’a paru s’imposer. Je me suis demandé si cette figure du raisonnement pratique, qui relève de ce qu’en philosophie on appelle un cas d’irrationalité pratique, ne s’appliquerait pas. Si elle n’apporterait pas un éclairage décisif sur notre situation.
Alors qu’est-ce que cette faiblesse de la volonté ?
Pour faire vite, cela consiste à agir d’une façon contraire à ce que l’on sait être notre meilleur jugement. C’est encore plus étonnant quand, au départ du raisonnement, on n’a plus simplement un jugement mais un désir. C’est un peu comme si vous disiez : j’ai le désir de ne plus fumer et, par conséquent, je fume de plus belle ! Mon objectif a été de comprendre cette histoire-là, de saisir ce qui, dans notre époque, pourrait expliquer une telle faiblesse de la volonté. Je voulais aller au-delà de l’histoire bien connue de notre passion pour l’égalité, pour voir ce que pourrait être le récit d’un désir de justice bien réel… mais contrarié.
Mais comment saisir le sens de cette faiblesse de la volonté ? L’action politique est-elle vidée de sa substance ? L’Etat n’a-t-il plus aucun levier d’action sur la réduction des inégalités ?
Il existe en philosophie de multiples façons de comprendre la faiblesse de la volonté (et d’en contester parfois l’existence). Je me suis surtout attaché dans un premier temps à examiner l’idée selon laquelle cette faiblesse pourrait traduire une forme d’inconséquence de notre part. Nous ferions une erreur de raisonnement ! Mais dans le cas qui m’intéresse, celui de notre rapport aux inégalités, est-ce bien le cas ? Pour tenter de répondre à cette question, je me suis intéressé à ce qu’un philosophe, Donald Davidson, a pu dire de la faiblesse de la volonté. Et partant de cette réflexion, j’ai pu écarter je crois cette thèse de l’inconséquence. L’inconvénient, c’est que, pour écarter cette explication, Davidson proposait de conclure à une forme d’immoralité.
Ces questions sont complexes, mais pour faire bref, disons qu’il considérait que les gens ne raisonnent pas de manière déductive, mais à partir d’un ensemble d’informations dont ils définissent eux-mêmes les contours. Ils choisissent délibérément d’exclure certaines informations de leur raisonnement. Considérant les informations qu’ils retiennent, leur conclusion est logiquement la bonne. En revanche, elle serait, pour Davidson, immorale. Tout simplement parce qu’il estime qu’il est immoral de ne pas tenir compte de toutes les informations dont on sait disposer. On ne devrait pas, par exemple, choisir d’ignorer la signification, la portée, de l’acte qui consiste à contourner la carte scolaire.
Cela ne me satisfaisait pas vraiment, tout simplement parce que j’ai constaté que cela ne correspondait pas à l’expérience que les gens font ordinairement de l’injustice ni au sentiment qu’ils ont de leurs obligations à l’égard d’autrui. J’ai donc ressaisi le problème en essayant de prendre au sérieux ces expériences, ce sentiment, et ce que nous en faisons. J’ai voulu voir si le problème n’était pas si difficile à résoudre précisément parce que des raisons morales viennent s’en mêler.
Mais comment comprendre que l’on puisse contribuer au creusement des inégalités alors même qu’on en critique le principe ?
Pour en juger, il faut me semble-t-il prendre une décision assez radicale : repenser entièrement la question de la justice sociale à partir de la question du temps. Il ne s’agit pas de faire du temps une variable ou un critère, mais bien le cadre de la réflexion. C’est à cette condition que l’on peut espérer comprendre nos comportements actuels en matière de solidarité. On verra notamment qu’une part essentielle du problème tient aux dynamiques d’accélération, de précarisation, qui ont pour effet de faire de la sécurité sociale un bien, non pas commun, mais concurrentiel.
La sécurisation de l’avenir devient l’objet d’une lutte entre individus, entre collectivités et entre territoires. Plus la précarisation augmente, plus la lutte s’intensifie. Et c’est cela précisément que nous intégrons quand nous évaluons nos obligations en matière de solidarité. Nous raisonnons, non pas à partir de ce que nous croyons, mais en fonction de ce que nous pensons être la croyance des autres. L’effet d’entraînement est là. Par effet de mimétisme, de conformisme aussi peut-être, on se laisse emporter dans ce cercle vicieux.
Que faire ? Comment être à la hauteur des discours qu’on tient ?
Je crois qu’on ne peut pas se contenter d’adresser aux gens des injonctions à plus de moralité, à plus de solidarité. Le discours habituel consiste à dénoncer, derrière l’hypocrisie, un égoïsme de combat. A mon avis, le problème est mal posé ; on n’a pas d’un côté les égoïstes, et de l’autre côté, les tenants de la solidarité. Les individus sont simplement tiraillés entre une solidarité élective et une solidarité collective ; on croit moins en la capacité du politique à résoudre nos problèmes, alors on tend à se substituer à lui. Notre sens de la responsabilité, le souci que nous avons de nos proches, nous conduisent à leur accorder la priorité, voire à leur sacrifier les formes élargies de la solidarité. Les statistiques sur l’attachement des Français à l’Etat social le montrent : les citoyens sont en train de renégocier l’économie générale de leur solidarité. C’est la conséquence d’un choix que l’on a le sentiment de devoir faire entre une solidarité élective, choisie, exclusive, et une solidarité plus étendue, plus impersonnelle.
Croyez-vous que les formes instituées de la politique soient à ce point épuisées ?
Il y a en effet un problème de représentation du rôle de l’Etat et de sa capacité à agir efficacement sur le terrain de la justice sociale. Je crois que les responsables politiques n’ont pas encore pris la mesure des enjeux attachés aux dynamiques temporelles. J’irais même au-delà : leur action a, depuis une trentaine d’années, davantage contribué à accentuer les problèmes qu’à les résoudre. Ils ont accompagné le mouvement d’accélération et de précarisation. Ce faisant, ils ont entamé les dispositions à la coopération et sapé les ressorts universalistes de la protection sociale. Le renforcement de la logique concurrentielle trouve ici un facteur explicatif, dont l’horizon est l’incapacité collective à croire en la possibilité d’un progrès partagé. Une part de la crise de légitimité qui les frappe se joue là.
Que suggérez-vous comme moyen de remédier à cette crise du politique ?
Il semble qu’il faut tout d’abord prendre acte que la politique n’est pas qu’affaire d’institutions au sens étroit du terme. La démocratie, ce ne sont pas uniquement les institutions du gouvernement représentatif, un citoyen, ce n’est pas seulement un électeur. La politique, c’est aussi une certaine manière, pour des collectifs, de se saisir de problèmes publics et de s’efforcer d’y apporter des solutions. C’est le déploiement de pratiques de coopération, de résistance et d’émancipation qui nous disent quelque chose de notre époque et des voies que l’on pourrait emprunter pour tenter de renégocier notre rapport au temps et reconquérir un sens du commun et de l’avenir.
Pensez-vous qu’il est possible d’éradiquer “l’insécurité sociale”, dont parlait dans les années 90 le sociologue Robert Castel ?
On ne supprimera évidemment ni les aléas ni l’incertitude. Il faut se souvenir cependant que l’incertitude sociale n’a pas toujours eu mauvaise presse. Au XVIIIe siècle, elle répondait au désir de ne plus voir sa vie déterminée socialement par la naissance. L’avenir était incertain au sens où il était ouvert. C’était un espace de projet vers lequel les individus pouvaient espérer s’élancer en fonction du mérite qui leur était reconnu. Là où opère un déterminisme social fort, il n’y a pas d’incertitude. Le problème aujourd’hui c’est que l’incertitude n’est plus cet espace de projet. La décollectivisation progressive de la prise en charge des statuts liés au travail, la “re-familialisation” de certaines dimensions de la solidarité collective a fait surgir le visage le plus sombre de l’incertitude.
L’incertitude est devenue insécurité sociale. On n’y voit moins une condition de la liberté et de la créativité et davantage un frein, la conséquence subie du délitement de la condition salariale et de l’accroissement de la précarité. L’incertitude, qui a pu signifier que rien n’est joué, tend à être aujourd’hui le signe que rien n’est acquis et que l’on peut tout perdre. D’où l’exacerbation de la lutte pour accéder aux positions qui permettent de se soustraire à l’insécurité, et la vigueur des efforts visant à conserver les positions acquises. C’est alors que nous devenons acteurs de l’injustice que nous dénonçons.
Voulons-nous vraiment l’égalité ? de Patrick Savidan, (Albin Michel), 346 p, 20 euros)
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