C’est d’une rencontre avec la réalisatrice Hind Meddeb que sont nés le désir et le besoin pour Patrick Chamoiseau d’écrire son nouveau livre, Frères migrants. Ou comment ces deux humanistes nourris aux textes d’Edouard Glissant réfutent ensemble la “barbarie nouvelle” qui prévaut dans notre pays face à la crise des réfugiés.
« Hind, celle qui filme, me dit : en France, la Méditerranée est au coin de la rue, et la jungle de Calais que les pelles ont détruite n’arrête pas de surgir aux angles des boulevards !” Ainsi commence Frères migrants de Patrick Chamoiseau. Cri du cœur et déchirure de l’âme, ce livre magnifique plonge au cœur de la grande catastrophe humanitaire de notre époque : ces exilés qui meurent par milliers en voulant rejoindre l’Europe.
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Hind, c’est la réalisatrice Hind Meddeb. Connue pour ses films engagés sur la Tunisie ou l’Egypte, elle documente sans relâche depuis un an cette “nouvelle barbarie qui se déroule en France, terre d’asile”, comme l’écrit Chamoiseau. On a réuni la réalisatrice et l’écrivain : pour nous ouvrir les yeux, mais aussi nous redonner espoir. Car au-delà de la peur et du repli, “cette nuit, sur ce radeau, dessous cet horizon glacé, oblige à une aube puissante”.
Patrick, à l’origine de ce livre, il y a Hind Meddeb, qui un soir de l’année dernière vous raconte ce qu’elle voit tous les jours à Paris : le sort réservé aux migrants…
Patrick Chamoiseau – J’ai toujours connu Hind avec une caméra. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était en Martinique, il y a dix ans, elle préparait un film sur Edouard Glissant. L’image m’est restée, on dirait que c’est un prolongement naturel de ce qu’elle est. D’où dans mon livre l’expression “celle qui filme”. Un soir, je suis invité à un dîner avec Hind, Sylvie Glissant, d’autres amis. Hind se met à me raconter ce qui se passe à Paris, Calais, etc. Et je suis absolument sidéré. J’étais déjà alerté sur la question des migrants, mais je n’ai pas tendance à considérer spontanément que l’intervention poétique puisse être importante. Je fais plus confiance à l’intervention militante. Pourtant ça me tourmentait, et quand elle m’a raconté ce qu’elle a vu, avec l’indignation qui était la sienne, ça a déclenché la nécessité d’écrire.
Hind Meddeb – Au début, je n’avais pas prévu de l’interpeller lors de ce dîner entre amis. Mais comme j’étais presque tous les jours sur les campements de rue autour de Stalingrad et que j’assistais quotidiennement à la violence d’Etat qui s’exerçait sur les réfugiés à Paris, je ne pouvais pas ne pas en parler. En avril 2016, les réfugiés qui dormaient sous le pont du métro aérien entre La Chapelle et Stalingrad ont été chassés par la police. Puis la Propreté de Paris a détruit leurs matelas, leurs tentes, et la Mairie a mis des grillages pour qu’ils ne puissent pas se réinstaller à l’abri du pont. Avec l’aide du collectif La Chapelle debout, ils ont occupé le lycée Jean-Jaurès, un bâtiment vide de 7 000 mètres carrés.
C’est là que mon engagement a commencé. Après une semaine d’occupation, ils ont reçu un avis d’expulsion. Des milliers de riverains sont venus exprimer leur solidarité. Les rôles étaient inversés. Les migrants préparaient à manger et à boire pour nous. Ils prenaient la parole, expliquaient pourquoi ils étaient là. Le lendemain à l’aube, quand la gendarmerie mobile est arrivée, nous avons formé une chaîne humaine pour les empêcher d’entrer. Ils ont chargé sans sommation, nous ont gazés avec du poivre, ont matraqué pour disperser. Puis ils ont fait monter les migrants dans des bus.
“C’était extrêmement choquant. J’avais déjà vu cette violence policière gratuite face à des manifestants pacifiques dans des dictatures, la Tunisie de Ben Ali, l’Egypte de Moubarak…”
C’était extrêmement choquant. J’avais déjà vu cette violence policière gratuite face à des manifestants pacifiques dans des dictatures, la Tunisie de Ben Ali, l’Egypte de Moubarak… Je pensais que ce genre de choses ne se passait que de l’autre côté de la Méditerranée, au Maghreb où je tournais des films… Se dire que ça se passait à Paris, en bas de chez nous… A partir de là, ça ne s’est plus arrêté, je suis allée sur les campements de rue pour aider, car je parle arabe. Et j’ai commencé à filmer.
Pourquoi filmer ?
Hind Meddeb – Au début, je filmais sans savoir ce que j’allais faire des images. Mon obsession, c’était de garder le plus de traces possible de ce qui se passait. Il y avait aussi ce silence des médias mainstream en France, qui viennent lorsqu’ils sont convoqués par les autorités les jours d’opérations de “mise à l’abri”, et ne sont pas là quand la police vient par surprise matraquer, emmener même des femmes enceintes. L’été dernier, j’ai lu le livre de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, qui décrit en fait ce moment qui précède l’horreur dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, ce moment, juste avant que l’on bascule dans la barbarie, où l’on devient indifférent à l’humanité de l’autre.
Patrick, vous allez à ce dîner et puis vous décidez d’écrire un livre, ce n’est pas rien. Vous auriez pu écrire une tribune, un article…
Hind Meddeb – Pendant le dîner, Patrick n’a pas ouvert la bouche. Je pensais : ça ne l’intéresse pas, ces histoires… Un mois après, je reçois un e-mail. C’est son livre qu’il m’envoie, l’air de rien : “J’ai écrit ça, tiens.” Je l’ai lu d’une traite et j’ai halluciné : des phrases entières qu’on avait prononcées ce soir-là se retrouvaient retranscrites. Je sais pas comment il fait ce type, c’est un magicien ou il a un enregistreur dans la tête. Même s’il sublime d’autres choses dans une langue d’une beauté inouïe.
Comment avez-vous fait, Patrick ?
Patrick Chamoiseau – Hind a réussi à créer en moi ce qui est le plus déterminant : une émotion. Lorsqu’on est en situation émotionnelle, on capte, on reçoit, on est imprégné. Plein d’images surgissent dans la tête, des prolongements se font, des transmutations apparaissent. Ça devient une obsession mentale, qu’on ne peut dépasser que par l’écriture. Lorsque j’écris à ce moment-là, ça rejoint la problématique de la poétique d’Edouard Glissant, sa lecture du monde, des forces actives dans l’espace contemporain, et puis sa nécessité à la fois de complexifier les choses et de les relier.
“On ne se contente pas de ne pas accueillir, on fait violence. On laisse même mourir pour que ce soit vraiment dissuasif”
Le piège, dans ce genre de situation, c’est de se limiter à une dimension. Il y avait plusieurs choses dans ce qu’Hind me disait. D’abord, je voyais cette violence liée à la volonté de décourager ceux qui viennent. On ne se contente pas de ne pas accueillir, on fait violence. On laisse même mourir pour que ce soit vraiment dissuasif. Ensuite, on était en plein cœur de Paris ! Dans les camps ou sur la Méditerranée, c’est une chose. Mais quand ça se passe au cœur de la capitale, on est vraiment dans une nouvelle forme de barbarie. Des êtres humains arrivent dans un pays développé qui peut largement absorber leur arrivée. Du point de vue politique, il y a un dessèchement des imaginaires, qui fait que ces gens-là n’ont pas de solution.
D’où cela vient-il ? Pourquoi un tel comportement de notre part ?
Patrick Chamoiseau – Nous sommes de plus en plus des sociétés d’individualisation, d’individus transformés en consommateurs. L’alpha et l’oméga se déroulent entre l’emploi, qui a remplacé le travail, et le pouvoir d’achat qui résume l’essentiel de notre grand désir. Même si ça apporte en apparence une aisance matérielle, on s’aperçoit d’un effondrement intellectuel, une disparition de l’éthique, un appauvrissement des sentiments humains, cette part poétique de l’humanité.
C’est le symptôme que nous sommes arrivés à un stade de tarissement, de pénurie dans la conception que nous avons de nous-mêmes et du monde. Des concepts comme la Mondialité ou la Relation, qu’Edouard Glissant a toujours essayé de promouvoir, peuvent s’appliquer à des phénomènes comme celui de nos frères migrants. Derrière la puissance de leurs élans, il y a un autre monde déjà en action, qui va se profiler et s’imposer à nous.
Hind Meddeb – Edouard Glissant disait qu’il écrivait “en présence de toutes les langues du monde”
Patrick Chamoiseau – Oui, la planète Terre devient peu à peu un espace unique, de plus en plus sensible. Aujourd’hui, nous sommes sous deux effets conjugués : l’effet négatif de la mondialisation économique et l’effet sensible de la mondialité. Cela rejoint le grand défi écologique, le fait qu’il n’y ait qu’un berceau, la planète Terre. Cette conscience-là sous-tend pas mal de ces élans migratoires, qui vont aller à mon avis en se renforçant.
Ce que vous avez aussi en commun, l’écrivain et la réalisatrice, c’est cette façon de montrer des choses sensibles : l’entraide, les gestes, les langues qui s’apprennent…
Hind Meddeb – J’ai rencontré des personnes exceptionnelles dans ces camps. Certaines sont devenues des amis. Le système tel qu’il existe aujourd’hui pour les demandeurs d’asile en France est raciste ; les documents pour la demande d’asile doivent être remplis en français et on vous demande de fournir des photos d’identité avec votre dossier. Or, la plupart des réfugiés n’ont pas d’argent.
“Cette musique lui a permis de tenir pendant son exil, cinq ans sur la route où il a été mis en esclavage, torturé…”
On les voit à Stalingrad demander aux passants : “Est-ce que vous pouvez me payer des photos d’identité ?” C’est ainsi que j’ai rencontré Souleymane. J’ai découvert qu’il écrivait de la poésie, que j’ai traduite. Souleymane écoute de la musique sur son téléphone portable, des chants soudanais qui sont des poèmes de résistance. Cette musique lui a permis de tenir pendant son exil, cinq ans sur la route où il a été mis en esclavage, torturé…
Patrick, vous écrivez que ce sont eux qui pourraient être au fond la solution, ces frères migrants. Car “leur errance oriente”.
Patrick Chamoiseau – ça, c’est un autre concept d’Edouard. Dans la fréquentation de la totalité-monde, il distingue le voyage en flèche des conquérants ou colons qui ont un but, une perspective ; le voyage circulaire des nomades ; et puis l’errance. L’errance est une manière de vivre au monde hors des territoires mais dans des lieux différents, sans désir de conquête ou de domination. Juste le fait d’habiter, de la manière la plus intense possible, le moindre centimètre de l’espace qui s’ouvre lorsqu’on avance.
Ce qui est intéressant lorsque Hind va dans ces lieux, c’est sa façon de montrer comment ces individus, qui viennent de partout et ne se connaissent pas, arrivent à créer ensemble des espaces transculturels. Hind s’intéresse aux détails, elle montre l’énigme qu’est chaque être humain en tant que cinéaste et non dans des reportages à sensation.
Hind Meddeb – Quand les campements sont arrivés au cœur de Paris, des choses étonnantes se sont passées. Il y a eu une vraie mobilisation de la société civile. Ainsi est né le collectif P’tit Déj’ à Flandre, créé par des bénévoles dont fait partie la romancière Jane Sautière. Chaque matin, ils préparent des petits déjeuners aux migrants. Ces relations inédites entre Parisiens et migrants, c’est ce que l’Etat et la Ville n’ont pas supporté. Anne Hidalgo a fait bien des promesses mais n’en a tenue aucune. Les policiers ont continué de venir casser ce que les associations de bénévoles font sur le terrain.
Au fond, j’ai appris davantage de ces exilés qu’eux n’ont appris de moi
L’Etat se méfie de la société civile sur cette question, il choisit la violence et le mépris. Il y a toujours eu cette volonté de garder les migrants en dehors du corps social, une idée développée par Hannah Arendt dans son texte Nous autres réfugiés. La philosophe rappelle que la Déclaration des droits de l’homme est Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On retrouve cela dans la façon de traiter les migrants aujourd’hui : ces personnes n’étant plus des citoyens, on ne les traite plus comme des hommes.
Et il ne faut surtout pas qu’elles créent des relations avec ceux qui ont le privilège d’être des citoyens – Patrick, toi, moi, qui avons un passeport français. Au fond, j’ai appris davantage de ces exilés (je préfère ce terme à celui de migrants, qui a parfois une connotation misérabiliste) qu’eux n’ont appris de moi. Comme le dit Patrick : c’est d’eux que la solution viendra, comme ces lucioles qui éclairent la nuit de leur errance.
Frères migrants de Patrick Chamoiseau (Seuil), 144 pages, 12 €
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