Cinquante ans après le suicide d’Ernest Hemingway sort enfin la version intégrale de « Paris est une fête », avec huit vignettes inédites où l’on retrouve la folie des Fitzgerald et le Paris arty des années 20. Sur fond de mélancolie amoureuse.
La nouvelle version de Paris est une fête, augmentée de huit courts textes inédits, ne changera pas fondamentalement votre vision de ce livre que vous avez lu à 19 ans, en débarquant de votre province à Paris.
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Ce livre qui « (…) contient des matériaux tirés des remises de ma mémoire et de mon coeur. Même si l’on a trafiqué la première, et si le second n’est plus », comme le disait Hemingway sans savoir à quel point il serait visionnaire. Car il se suicida trois ans avant la publication en 1964 de ses souvenirs de sa vie à Paris.
Entre 1961 et leur parution, « le manuscrit subit d’importants amendements de la main des éditeurs, de Mary Hemingway (la dernière épouse de l’écrivain – ndlr) et de Harry Brague de la maison Scribner. Quelques textes, au demeurant peu nombreux, qu’Hemingway avait prévu d’inclure dans l’ouvrage sont supprimés, tandis que sont ajoutés d’autres fragments qu’il avait certes destinés à cet ouvrage mais n’avait finalement pas retenus (…) », précise Sean Hemingway, petit-fils de l’auteur, dans son introduction.
Huit vignettes inédites, des fragments de brouillons à la fin du livre qui nous plongent dans le laboratoire obsessionnel de l’écriture d’Hemingway, ne changeront donc pas exactement notre lecture de cette oeuvre aussi légère qu’un pastis à la terrasse du Dôme, aussi mélancolique que le champagne du Dingo Bar, rue Delambre, avalé par un Scott Fitzgerald au bord du coma.
N’empêche qu’on s’y plonge avec le plaisir maniaque de voir se compléter ce texte-puzzle de nouvelles pièces, découvrir le paysage « géographique » d’un homme rongé par le remords prendre forme encore plus nettement. Exemple :enfin publié dans son intégralité, le texte « Le Poisson-Pilote et les Riches » se révèle être un petit chef-d’oeuvre d’équilibre, et donne un sens rétrospectif à la tristesse de phrases jetées sur le bonheur de l’écrivain et d’Hadley, sa première femme, tout au long du recueil : « (…) L’arrivée du printemps dans les montagnes, l’amour et la confiance que nous éprouvions l’un pour l’autre, ma femme et moi, notre joie à voir que tous les riches étaient partis, ma conviction que nous étions à nouveau invulnérables. Mais invulnérables, nous ne l’étions pas, et ce fut la fin de notre première période parisienne, et Paris ne fut plus jamais le même. »
Faites lire ces lignes à ceux qui doutent encore de la qualité de l’écriture d’Hemingway (un vieux snobisme…). Elles sont hantées par le remords d’un homme écartelé entre deux femmes. Les riches vont faire du ski l’hiver, le poisson-pilote est ce type qui gravite autour d’eux et leur amène des pauvres, mais des « pauvres intéressants », capables de les distraire, de tromper leur frivolité, de les détourner de leur vide.
« J’allais même jusqu’à lire à haute voix certains passages de mon roman que j’avais déjà récrits : difficile d’imaginer tomber plus bas pour un écrivain (…). »
C’est par ce petit jeu cruel de la vanité que l’écrivain rencontrera Pauline, pour laquelle il trahit Hadley. Invulnérables, ils ne le seront plus jamais : quand il écrit Paris est une fête, Hemingway se replonge dans le temps de l’innocence fort (ou fragilisé) du savoir que la vie le fusille toujours, tôt ou tard.
Quand il écrit sur Scott Fitzgerald, raconte cet hallucinant voyage qu’ils firent ensemble en province, avec crises d’hypocondrie à la clé et portrait de Scott en emmerdeur cinglé, et quand la vignette inédite « Scott et son chauffeur parisien » ne fait que le confirmer (Zelda et Scott font craquer leur chauffeur à force de dinguerie), il sait que Zelda est morte après avoir sombré dans la folie, que Scott s’est achevé à coups d’alcool. Il sait aussi que Paris, après le bonheur insouciant de leurs années 20, de la bohème joyeuse et de ses figures arty (belles pages sur Sylvia Beach, Pascin, Picasso, Ezra Pound, etc.), fut ravagé par la guerre – perdant à jamais toute innocence aussi.
Il sait tout cela, jette ce savoir mélancolique en filigrane de ses souvenirs du temps de l’innocence – ce qu’est profondément Paris est une fête -, et met un point final au livre en forme de suicide, le sien en 1961, histoire qu’on ne doute jamais de la véritable coloration de ce texte en apparence gracieux. Un désespoir élégant : ce qui définit le mieux la « lost generation », appellation que lui jeta un jour au visage la formidable Gertrude Stein que le couple Hemingway visitait régulièrement au 27, rue de Fleurus.
Elle lui disait aussi : « Vous ne devez rien écrire qui ne soit inaccrochable. Cela ne mène à rien. C’est une erreur et une bêtise. » Génial.
Elle lui conseillait aussi de ne pas penser à ce qu’il écrivait aux heures où il n’écrivait pas, mais plutôt de faire l’amour avec celle qu’il aimait. On souscrit. « En réalité, aux yeux d’Hemingway, le livre n’a jamais été achevé », précise Sean Hemingway. Parce que Paris ne finit jamais ? A chacun d’en faire revivre un fragment en soi.
Nelly Kaprièlian
Paris est une fête (Gallimard), édition revue et augmentée, édité et introduit par Sean Hemingway, avant-propos de Patrick Hemingway, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saporta et, pour l’avant-propos, l’introduction et les inédits, par Claude Demanuelli, 299 p., 19,50€.
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