L’écrivain a reçu, mardi 5 novembre, le prix Femina pour ce beau récit, qui narre l’évolution de deux copains : l’un adepte de l’autostop, l’autre qui s’enracine.
Dans La Ligne d’ombre, Joseph Conrad écrit : “On referme derrière soi la petite porte de la simple enfance et l’on pénètre dans un jardin enchanté. Ses ombres mêmes brillent de promesses. Chaque détour du sentier a son attrait. (…) Et le temps lui aussi va de l’avant, jusqu’au jour où l’on aperçoit devant soi une ligne d’ombre annonçant qu’il va falloir aussi laisser en arrière la région de la prime jeunesse.”
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Au tout début de son roman, Sylvain Prudhomme cite Conrad sans le nommer : “J’aime et je redoute à la fois l’idée qu’il existe une ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est.”
Philosophie de l’autostop
Le nouveau livre de l’auteur des Grands (2014) et de L’Affaire Furtif (2018) se nomme Par les routes, et si ces routes ne sont pas maritimes mais terrestres, elles sont dans le droit fil du modèle conradien : des pérégrinations, pour se reconquérir et se perdre. Qui voyage ? Un homme pas encore vieux, singularisé par un pseudonyme le résumant : l’auto-stoppeur. Le narrateur est son ami d’adolescence qui, lui, a droit à un prénom : Sacha.
Sacha est écrivain. Il trace des lignes. L’auto-stoppeur écrit sa vie, il trace sa route
Les deux hommes se sont retrouvés dans une ville du sud-est de la France, désignée par sa première lettre, V. Cagnard en été, froidure en hiver, sur les rives d’un fleuve vif, V. fait songer à Valence. L’auto-stoppeur a une compagne, Marie, qui vit de traductions de romans italiens, et un jeune enfant, Agustin. Sacha s’est installé à V. pour y mener “une vie calme. Ramassée”. Studieuse aussi car il a tout quitté pour écrire “un livre qui viendrait d’un coup en quelques semaines”.
Sacha est écrivain. Il trace des lignes. L’auto-stoppeur écrit sa vie, il trace sa route. Le livre aura du mal à venir. L’auto-stoppeur n’en finira pas de partir. Il dit : “Je pars précisément parce qu’il ne le faut pas.” A force de se casser, il va en effet briser sa liaison avec Marie, rompre le lien avec leur jeune fils, ébrécher son amitié avec Sacha.
Une réflexion sur la liberté
De l’auto-stoppeur vagabond ou de l’écrivain sédentaire, lequel est le plus libre ? Celui qui s’en va par les chemins, illuminé à la Rimbaud, levant le pouce pour fréquenter un maximum de genre humain ? Ou celui qui ne bouge plus, s’enracine et demeure, tel parfois un demeuré proche de l’Idiot ?
La philosophie moderne nous chuchote qu’il est plus aventureux de fuir sur place, tel un nomade, que de filer à l’autre bout du paysage en quête d’un paradis de la marge
Le romantisme à deux sous voudrait qu’on privilégie l’auto-stoppeur errant. D’autant que, bellement écrit, Par les routes est un formidable reportage sur certains non-lieux français : ronds-points paysagés, stations-service nocturnes, aires qui n’ont de repos que le nom, villes et villages dont le catalogue baroque suffit à ce qu’on ait envie d’y aller. Mais il est souvent exaspérant, ce poète de cafétéria, certain d’avoir toujours raison. Et si c’était Sacha, le plus désirable ?
La philosophie moderne nous chuchote en effet qu’il est plus aventureux de fuir sur place, tel un nomade, que de filer à l’autre bout du paysage en quête d’un paradis de la marge. Entre l’instable et le stable, le récit ne tranche pas, animé d’une espérance qui transcende l’injonction d’un choix. Puisqu’il y est question de Spinoza, soyons donc tout entiers attachés à devenir ce que l’on est : des petits nuages fragiles qui persévèrent, “malgré le temps qui passe, malgré les bonnes et les mauvaises rencontres”.
Par les routes (L’Arbalète Gallimard), 304 p., 19 €
Mise à jour du 05/11/19: ajout du prix Femina
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