Pour lancer sa nouvelle collection, Vanessa Springora a choisi “La chair est triste hélas” d’Ovidie, un texte sur l’abstinence sexuelle. Rencontre avec deux autrices qui interrogent la dimension fondamentalement politique de la sexualité hétéronormée.
Fauteuse de trouble. C’est le nom de la collection que lance Vanessa Springora aujourd’hui, consacrée au sexe, à l’érotisme, écrits par des femmes. Parce que les femmes qui écrivent le sexe semblent, à quelque époque qu’elles apparaissent, semer le trouble – secouer, voire déranger. De Colette à Catherine Millet, de Virginie Despentes à Vanessa Springora elle-même qui, avec Le Consentement il y a trois ans, ébranlait une société trop souvent complice de la pédocriminalité, et plus particulièrement un monde culturel très proche du pédocriminel Gabriel Matzneff.
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Sa collection commence très fort, avec la publication d’un texte qui dit non au sexe signé Ovidie. Ce refus de participer à une hétérosexualité encore trop souvent vécue comme transactionnelle s’impose comme un acte aussi intime que politique. À travers le récit et l’analyse de ses quatre années d’abstinence sexuelle décidée, revendiquée, Ovidie remet tout un système en question, un jeu de dupes absurde sur lequel la société reste fondée, à travers lequel les femmes sont limitées.
“Ce qu’on attend des femmes, c’est leur baisabilité” Ovidie
Irréductible à son très bref passage dans le porno en tant qu’actrice, Ovidie a réalisé des films, signé des essais (dont Porno manifesto en 2004) et des documentaires phares, féministes et engagés (dont Là où les putains n’existent pas en 2018). Elle est aussi productrice d’un podcast sur France Culture sur l’amour et le sexe (Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?) et a consacré sa thèse de doctorat de lettres en 2020 à l’autonarration.
La chair est triste hélas commence tambour battant, à coups de phrases énervées – Les femmes “ne baisent jamais totalement gratuitement avec les hommes hétéros et ce pour une simple raison : les hommes hétéros baisent mal” –, pour se faire plus introspectif, plus mélancolique – “Sans le vouloir, j’ai peut-être fait de mon corps le mausolée de mon frère”, qui s’est suicidé lorsqu’elle avait 16 ans. Conversation par Zoom avec deux fauteuses de trouble.
Le point de départ de ce livre, c’est votre grève du sexe avec les hommes ?
Ovidie — Dans les deux années qui ont suivi le début de MeToo, j’ai pris conscience que pas mal de mes amies étaient dans une période de pause sexuelle. Même celles qui étaient en couple. Elles se posaient la question de comment continuer à désirer celui qu’on désigne comme l’oppresseur. Donc cette question m’intéressait beaucoup. En 2021, j’ai réalisé quatre émissions avec Tancrède [(Sur)vivre sans sexe, sur France Culture, avec Tancrède Ramonet] sur l’abstinence.
Quand Vanessa, dont je connais le travail et que je cite beaucoup dans ma thèse de doctorat sur la narration de soi [Se raconter sans se trahir : l’autonarration à l’écrit et à l’écran], m’a appelée pour son projet de collection, j’avais arrêté le sexe. Je lui ai dit que je traversais quelque chose de pas très joyeux sexuellement, que je me trouvais dans le contraire d’une forme d’empowerment sexuel. Ça l’a intéressée. Ce que j’écris d’habitude relève plutôt du manifeste ou de l’essai. Vanessa m’a persuadée d’en faire un texte littéraire.
Vanessa Springora — Le rejet de la sexualité fait aussi partie d’un discours sur la sexualité. Pour une collection qui s’intitule “Fauteuse de trouble”, commencer par Ovidie, qui a pris une place de fauteuse de trouble dans notre paysage, c’était parfait. Elle a commencé, longtemps avant MeToo, une critique extrêmement incarnée du patriarcat et de l’hétérosexualité. Elle a une façon variée et accessible, par des textes, des bandes dessinées, des documentaires et des podcasts, de porter ces thèmes et ces discussions en public.
Elle a le problème qu’ont toutes les personnes qui ont été travailleuses du sexe : être sans cesse ramenée aux quelques années de sa vie où elle a tourné des films pornographiques, alors qu’elle est beaucoup d’autres choses. Elle a construit sa pensée, elle a une liberté de parole et de ton sur les questions de la sexualité qui est très importante à notre époque. Elle dit les choses de façon très directe, et c’est libérateur pour les femmes comme pour les hommes. Autour de moi, les hommes qui ont lu son texte sont heureux de voir des mots posés sur ce qu’ils ressentaient eux aussi. Enfin, les plus jeunes. Les quinquagénaires ont encore du mal. Ils nous traitent…
“Se soustraire de la sexualité et de l’hétérosexualité, ce n’est pas se soustraire seulement de l’acte sexuel, mais de tout un système” Ovidie
… De “mal baisées” ? Ovidie, vous parlez de ce genre de dénigrement dans votre livre…
Ovidie — Je revendique d’être mal baisée. Je trouve fou que ça puisse être une insulte, car la faute ne me revient pas, ni la honte. Se soustraire de la sexualité et de l’hétérosexualité, ce n’est pas se soustraire seulement de l’acte sexuel, mais de tout un système. Qui va de s’acheter de la lingerie jusqu’à faire du cardio le matin à jeun, au risque de s’évanouir… J’ai compris que tout ce temps consacré à son apparence était du temps intégralement tourné vers les hommes, même si l’on ne couche pas avec eux. Y compris dans nos relations de travail, nous instaurons une relation de séduction. Comme si, en tant que femmes, notre désirabilité était notre qualité sociale première.
Se consacrer à rester baisable, c’est l’histoire de toute une vie pour les femmes, parce que ce qu’on attend des femmes, c’est leur baisabilité. Ce n’est donc pas à l’acte lui-même que j’ai dit non, mais à tout ce qu’il induit. Cela dit, l’acte sexuel lui-même, je le trouve très dispensable, très phallocentré, relativement décevant et ennuyeux. Ce qui m’a bouleversée, c’est que cela m’a entraînée à devoir remettre en question toutes mes interactions sociales.
Y compris avec les autres femmes ? Car cette injonction de “baisabilité” faite aux femmes induit forcément une compétition entre elles, non ?
Ovidie — Exactement. Il y a quelques années, j’ai eu un déclic et décidé de ne plus critiquer les femmes. Car je me suis demandé si ce n’était pas un vieux fond de compétitivité intrasexuelle qui pousse les femmes à se comparer les unes aux autres. Je suis devenue très vigilante à ne surtout pas participer à cette compétition. Toutes les strates de la vie des femmes sont à revoir, de la charge mentale contraceptive à qui nettoie les chaussettes, et j’ai l’impression que maintenant on se retrouve face à une page blanche et qu’on ne sait pas quoi écrire. Ce qui s’est passé ces cinq dernières années est de l’ordre de la rupture civilisationnelle. On en sort sonnées. Et je ne suis pas sûre que les hommes qui ont le pouvoir aujourd’hui soient prêts à le partager. Personnellement, je n’ai jamais été aussi productive que depuis que je ne perds pas mon temps à plaire aux messieurs.
C’est pourquoi vous parlez plus précisément d’une sortie de l’hétérosexualité plutôt que de la sexualité ?
Ovidie — Ce qui sort du coït n’est pas considéré comme de la sexualité. La masturbation ne compte pas par exemple, et la sexualité entre femmes, c’est perçu comme jouer à la poupée, comme si elles n’avaient pas de sexualité en soi. Bref, hors de la pénétration, point de salut. Ce qu’il y a tout autour est considéré comme des petites choses préliminaires sans importance, juste là pour l’agrémenter.
“En réalité la sexualité est la base des relations et du patriarcat” Vanessa Springora
Vanessa, en quoi le discours d’Ovidie est fauteur de trouble ?
Vanessa Springora — Il est fondamental, dans l’évolution actuelle du féminisme, de parler de la sexualité autrement qu’en parlant seulement de viol ou d’abus, mais en abordant aussi la relation hétéronormée entre hommes et femmes, donc la question de la satisfaction. Ovidie cite une étude qui a été menée sur le plaisir : en haut il y a les hommes hétéros, après les hommes gays et les femmes lesbiennes, et tout en bas de la pyramide les femmes hétéros. C’est pourquoi ce dialogue est important, et il faut que ce texte soit lu par les hommes, et qu’après l’avoir lu les femmes parlent à leurs conjoints.
Ce qui est politique, c’est qu’en réalité la sexualité est la base des relations et du patriarcat. Un homme qui s’empare du corps d’une femme pour sa propre jouissance, c’est la base même de la domination dans les rapports humains. Si on ne parle que de la violence, on ne va pas jusqu’au bout du problème, on ne dit pas que le sexe est à la base de tout rapport humain. Donc, pour moi, commencer la collection “Fauteuse de trouble” par ce texte, c’est le socle même. Il permet de remettre du débat de société, à travers la parole d’une femme qui raconte son parcours de façon franche et honnête, mais ne fait au fond qu’exprimer ce que beaucoup de femmes pensent. Il faut que les femmes s’approprient ce livre et s’en servent pour construire une passerelle, un dialogue avec les hommes.
Est-ce important qu’une femme écrive sur le sexe ? D’Annie Ernaux à Catherine Millet, en passant par Virginie Despentes ou Christine Angot, quand une femme parle de sexe dans un livre, ça ne laisse personne indifférent. Ça peut s’avérer subversif, voire dérangeant pour certain·es…
Ovidie — Je me rappelle qu’il y a vingt ans, on avait mis beaucoup de ces autrices dans le même sac alors qu’elles n’avaient rien à voir – Millet, Despentes, j’ajouterais Nelly Arcan –, que chacune exprimait une vision de la sexualité et de la violence différente. Putain de Nelly Arcan m’a beaucoup marquée. Arcan avait un corps qui faisait obstacle à sa littérature, on l’avait réduite à être la bimbo de service, et son livre, un témoignage, une opération littéraire. On disait même que ce n’était pas elle qui l’avait écrit.
Dès qu’une femme parle de son corps, a une parole crue sur le sexe, on pense que c’est un homme qui a écrit son livre. Ce que j’aime dans les textes d’Arcan, c’est que le sexe est tellement mis à distance qu’il n’est plus le sujet. Au fond, ces autrices, elles racontent autre chose. Moi, c’est pareil. On balance violemment d’abord, notre corps, nos sécrétions, et c’est après qu’on peut se poser et parler du fond du problème. C’est ce que j’ai voulu faire.
Le début de La chair est triste hélas m’a rappelé le côté direct, punchy, de King Kong théorie de Virginie Despentes (2006). Est-ce une référence pour vous ?
Ovidie — Comme tout le travail de Virginie Despentes. Mais avant King Kong théorie, j’avais déjà écrit Porno manifesto, sur le porno féministe, sur les féministes pro-sexe aux USA, et ça faisait déjà huit ans que je baignais dans ces mouvements.
“Ce sont les livres aujourd’hui qui génèrent des prises de conscience, changent les mentalités” Vanessa Springora
Vanessa, ces textes de femmes ont-ils compté pour vous ?
Vanessa Springora — Oui, dès Baise-moi [1994], qui était un manifeste littéraire en soi. Cette langue très directe, frontale, je trouvais ça passionnant. Le texte de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. [2001], était une forme d’affirmation d’une identité sexuelle qui était différente. Il y avait aussi Jouir de Catherine Cusset [1997]. Dans mon adolescence j’ai lu L’Ingénue libertine de Colette [1909], un texte qui était aussi séditieux et subversif que celui d’Ovidie aujourd’hui. Elle avoue qu’elle n’éprouve pas de plaisir avec son mari et part pour avoir des aventures avec d’autres hommes, à la recherche de l’orgasme.
Le texte de Pauline Réage, alias Dominique Aury, Histoire d’O, a été très structurant pour moi. Mona Chollet explique bien comment ce texte a été confisqué à cette femme à cause de la préface de son amant Jean Paulhan, dans laquelle il célèbre une autrice qui avoue enfin que les femmes sont intrinsèquement masochistes. Aury a avoué plus tard, après sa mort, l’avoir écrit pour séduire son imaginaire érotique masculin. C’était en 1954. Il faut mesurer, en soixante-dix ans, le chemin parcouru par les femmes.
Ce qui est intéressant dans le livre d’Ovidie, c’est qu’elle pose un acte politique : ne plus vouloir s’imposer cet ordre patriarcal. Je crois qu’il n’y a qu’elle, avec son parcours, cette liberté de parole, cet engagement militant, qui peut faire ça. Ce sont les livres aujourd’hui qui génèrent des prises de conscience, changent les mentalités. Y compris dans d’autres domaines, par exemple ce livre sur les Ehpad [Les Fossoyeurs de Victor Castanet, en 2022].
“Il y a une telle haine de toute cette liberté que les femmes sont en train de prendre” Vanessa Springora
Il y a eu aussi en 2021 le livre de Camille Kouchner concernant l’inceste, La Familia grande. Le vôtre, Le Consentement, fait partie de ces textes qui ont eu un véritable impact sur le réel. Vous en avez été vous-même surprise ? L’avez-vous écrit pour cela, ou d’abord pour vous réapproprier votre histoire avec vos mots, ne pas la laisser à ceux de l’autre ?
Vanessa Springora — Les deux dimensions m’intéressaient, c’est pourquoi mon texte a une nature hybride, entre le récit personnel et l’essai. Mon but était aussi politique, je souhaitais ouvrir un débat. Je n’ai pas été dans une démarche de dénonciation mais d’interrogation de cette complicité, pendant des années, avec la pédocriminalité, et je ne m’attendais pas à ce que cela aille jusqu’au changement d’une loi.
Je voulais que la notion de consentement soit comprise, et elle l’a été par les plus jeunes, ce dont je suis très heureuse. Que cela passe par la littérature a eu plus d’impact, sur la loi par exemple, que si ça n’était passé que par les réseaux sociaux. En France, le livre est encore important. Maintenant, j’ai aussi peur des mouvements réactionnaires, de la prise du pouvoir par le fascisme, d’un backlash conservateur. Il y a une telle haine de toute cette liberté que les femmes sont en train de prendre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans les années 1930, juste après les années 1920 qui furent la décennie de la libération.
Ovidie — Le backlash m’effraie moi aussi, je pense d’ailleurs qu’il est déjà là au vu de toute cette cyberviolence. Sur les réseaux sociaux, il y a une vraie volonté de silencer les femmes en les faisant disparaître de l’espace public, donc de ces mêmes réseaux. Des autrices ont fait appel à une protection policière, car la violence sur la Toile peut devenir une violence physique. Et puis s’il y a des choses que nous avons acquises, nous vivons quand même un moment de recul sur d’autres questions : le retour éventuel de l’uniforme contre le droit aux adolescentes de s’habiller comme elles le veulent, la critique du droit à l’avortement… On n’aurait jamais cru que ça reviendrait.
Dans la façon de silencer les femmes, il y a souvent cette question de la honte. Ce serait toujours aux femmes d’avoir honte…
Ovidie — J’emploie beaucoup l’expression anglaise “slut shaming”, le fait de dénigrer la sexualité d’une femme, qu’elle soit réelle ou pas. Je travaille sur ce thème depuis longtemps, et j’aimerais qu’on fasse entrer cela dans la loi, que le fait d’attaquer une femme pour sa sexualité supposée ou réelle ne soit plus possible. Or on peut continuer à les attaquer, leur faire perdre leurs droits parentaux, les dénigrer, voire les violersi l’on juge qu’elles sont des salopes. Et nous avons toutes été traitées, une fois dans nos vies, de salopes.
Personnellement, c’est quelque chose que j’affronte depuis des années, à chaque nouveau livre ou documentaire ; je peux faire n’importe quoi, il y a toujours quelqu’un pour venir me rappeler que j’ai fait du porno. Quand on est une salope pour la société, tout est remis en question, de notre capacité à être mère à celle de faire autre chose. Et, à la fin des années 1990, en faisant du porno, j’étais considérée par les féministes comme une traîtresse à la cause. Une “collabite”.
À l’époque, il n’y avait pas d’équivalent en France du féminisme pro-sexe. Il n’y avait pas encore une réflexion sur les travailleurs et travailleuses du sexe. Virginie Despentes et Wendy Delorme ont changé la donne au milieu des années 2000. Nelly Arcan a été slut-shamée, elle a fini par se pendre [en 2009, à Montréal]. Combien d’actrices pornos ont fini par se tuer ou mourir ?
Vanessa Springora — Ces prises de parole de femmes sont accueillies avec plus de bienveillance qu’avant. Avec ma collection, je veux passer la parole à d’autres autrices pour aborder l’intime. C’est plus facile d’être Henry Miller ou Charles Bukowski et de dire que c’est super de se réveiller auprès de femmes après une orgie. C’est moins évident pour une femme. Ovidie prend plus de risques, il y a là un vrai courage.
La chair est triste hélas d’Ovidie (Julliard/“Fauteuse de trouble”), 160 p., 18 €. En librairie.
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