La romancière Danzy Senna tente de reconstituer le passé trouble de son père et explore à travers lui les pans cachés de l’histoire des Etats-Unis.
Ils auraient pu incarner le rêve de Martin Luther King. En 1968, l’année même où King est assassiné, Fanny Howe, femme de lettres blanche aux « yeux et sang bleus », issue de l’une des plus grandes familles de Boston, épouse Carl Senna, un écrivain noir « extrêmement prometteur » originaire du Sud des Etats-Unis.
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Iconique, symbole du mouvement pour les droits civiques, le couple mixte, beau et talentueux, fascine et inspire même un livre à un romancier britannique. Mais ce n’est pas une histoire d’amour qui se joue entre ces deux êtres, précipités « dans les bras l’un de l’autre par les forces du changement social » plus que par le désir ou la passion.
Leur mariage tourne rapidement à la débâcle : lui sombre dans l’alcool et devient violent ; elle demande le divorce et une ordonnance restrictive. De cette guerre conjugale sordidement ordinaire, leurs trois enfants sont les victimes collatérales.
Danzy Senna est l’une d’entre elles. Auteur de deux romans, Demi-teinte et Symptomatique, elle ne cesse d’interroger dans ses livres la question de l’identité, tout comme son mari, l’écrivain Percival Everett. Avec Où as-tu passé la nuit ?, elle se confronte à nouveau à cette problématique, mais cette fois à travers sa propre histoire, ou plutôt celle de son père, trouble, méandreuse, minée de failles.
Enfant de La Nouvelle-Orléans, qui serait né d’une mère noire et d’un boxeur mexicain, ballottée de familles d’accueil en orphelinats, ses origines restent incertaines. Un prêtre irlandais pourrait même y être mêlé. Danzy Senna cherche à élucider ces zones d’ombre, à extirper la figure paternelle, fardeau et fierté, de cette nuit dans laquelle se noie son passé.
Son enquête, intime mais sans épanchements, s’étoffe de fragments de souvenirs, d’extraits de lettres, de coupures de presse et du récit d’un voyage qu’elle entreprend avec son père à La Nouvelle-Orléans pour retrouver des traces de son « histoire absente », tenter de combler les béances comme pour panser les plaies de leur relation douloureuse et conflictuelle.
Ensemble, ils traversent les bayous, des villes fantômes abandonnées aux prêcheurs évangélistes… D’une impeccable sobriété, Senna dépasse le cadre d' » une histoire personnelle » (sous-titre du livre) et du roman familial pour bâtir une réflexion frontale sur l’histoire des Etats-Unis, une histoire façonnée par l’esclavage et la ségrégation, et ainsi mettre en perspective « cette obsession si fondamentalement américaine de la race » qui apparente la couleur de peau à un déterminisme social.
Cet héritage, Danzy Senna le porte dans sa chair métisse et tente de l’assimiler par l’écriture pour mieux le dépasser et rompre avec la fatalité.
Elizabeth Philippe
Où as-tu passé la nuit ? – Une histoire personnelle (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Béatrice Trotignon, 280 pages, 21€.
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