Dans “Mon année de repos et de détente”, une fille décide de passer un an à dormir. Sombre, drôle, subversif.
« J’essayais de tout chasser hors de mon cerveau. Le Valium aidait. Le Témesta aidait. La mélatonine à mâcher, le Benadryl, le sirop contre la toux, le Lunesta et le témazépam aidaient. » C’est l’histoire d’une fille jeune et belle et blonde qui décide de dormir pendant un an. Elle reste chez elle dans son appartement de Manhattan, mate des films des années 1990 (et pour cause, on est à la veille de 2000), a quitté son job dans une galerie car elle n’a de toute façon plus besoin de travailler depuis qu’elle a hérité de ses parents décédés – sa mère, froide, s’est taillé les veines. Tout ce que la fille a retrouvé, c’est une lettre cruelle “Adieu’ écrivait-elle, avant de dresser une liste des gens qu’elle avait connus. Sur cette liste de vingt-cinq personnes, j’étais la sixième. Certains noms m’étaient familiers – des amies abandonnées depuis longtemps, ses médecins, son coiffeur.”
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Elle n’a pas de nom. Elle souffre et veut oublier, et se gave dès lors de médicaments que lui prescrit l’hilarante (et glaçante) Dr Tuttle, une psychiatre véreuse qui oublie d’une séance sur l’autre que ses parents sont morts. Elle ne reçoit que la visite de son amie Reva, une fille qui se force à maigrir et à être positive, comme l’image qu’elle se fait de la New-Yorkaise.
Pas étonnant que Bret Easton Ellis adore Ottessa Moshfegh
“Le 20 août 2000, j’ai fêté mes vingt-sept ans chez moi dans un brouillard médicamenteux, en fumant de vieilles menthols sur la cuvette des toilettes et en lisant un vieux numéro d’Architectural Digest.” Tout le livre est écrit sur ce ton. Pas étonnant que Bret Easton Ellis adore Ottessa Moshfegh, qui, elle, adore Moins que zéro (dont elle signait la préface de la réédition) et American Psycho.
Il y a du Ellis bien digéré chez cette jeune écrivaine : la banalité du quotidien, plus très pop chez elle, plutôt carrément absurde, s’infiltre partout, augmentant encore la sensation d’étrangeté que la narratrice éprouve à l’égard du monde, à l’égard de tout ce qu’il en reste quand on n’a pas de sentiments. Titres de films populaires (Air Force One, Neuf Semaines et demie, Working Girl…), noms de pharmacies (et laquelle est sa préférée), marques d’alcool et de nourriture, films pornos passés en fond pendant qu’elle se gave de médocs et de vin avec sa meilleure amie qui vient de perdre, elle aussi, sa mère.
Mon année de repos et de détente parle de filles seules et de mères mortes, de types abusifs et de suicides, d’un spleen existentiel étiré dans un monde vide comme pour mieux le remplir. C’est un livre où les héroïnes font comme les héros inventés par les écrivains (masculins) de la génération précédente : elles parlent et pensent sexe, crûment, gobent came et alcool, s’achètent des fringues et se font vomir… mais sans violence, sinon retournée contre elles-mêmes, s’obligeant à se conformer au regard compétitif des autres filles, à ce que la société exige d’elles, à ce que les héros de ces romans écrits par des hommes ont exigé d’elles…
Qu’elles se mettent à quatre pattes et sucent une banane, par exemple, avant de les congédier tout en prenant rendez-vous avec un autre sur leur portable – comme l’a fait Trevor, l’ex de la narratrice, pervers narcissique dont elle ne s’est pas remise et qu’elle rêve, masochistement, de retrouver.
Une génération en chute libre
Née en 1981 à Boston d’une mère croate et d’un père iranien, Ottessa Moshfegh est devenue l’une des jeunes romancières américaines les plus en vue en quelques nouvelles (dont la novela McGlue), publiées dans le New Yorker ou la Paris Review, et un premier roman, Eileen, paru en 2015. Un ton froid, distancié, pour mieux dire la cruauté de vies qui, à un moment, ont quitté la droite ligne pour bifurquer, prendre un mauvais virage et sortir du décor.
Si toute la vie est un théâtre, Moshfegh travaille sur des personnages qui refuseraient toutes les conventions de la mise en scène, tenteraient d’échapper aux répliques toutes faites d’un mauvais dramaturge. Même si le roman souffre d’un ventre mou, d’une forme de répétition qui lasse un peu, Moshfegh est excellente dans les dialogues. Et dans ce portrait, inédit, d’une génération de femmes sans plus aucun repère, coincées entre des mères insatisfaites d’être des personnages secondaires et un avenir instable (le livre s’achève sur le 11-Septembre : c’est peu dire qu’une autre ère, violente, s’ouvre devant elles), coincées dans un présent qui ne ressemble pas du tout à ce qu’elles avaient prévu.
Une génération de filles qui ont encore la sentimentalité d’hier et souffrent de se retrouver confrontées à une génération de mecs cyniques, consommant les liaisons sur un modèle ultralibéral. Une génération en chute libre.
Mon année de repos et de détente (Fayard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, 304 p., 20,90 €
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