Rencontre avec le grand écrivain turc à Paris, à l’occasion de la sortie des “Nuits de la peste”, une fresque impressionnante autour d’une épidémie de peste noire dans l’Empire ottoman.
Il suffit parfois d’une épidémie pour bouleverser l’histoire : avec Les Nuits de la peste, Orhan Pamuk, toujours aussi hanté par le passé disparu de son pays, ressuscite sous nos yeux et avec une virtuosité impressionnante l’Empire ottoman et son chaos, entre princes, sultans, présence coloniale, musulmans et chrétiens grecs et arméniens. Une vraie poudrière qu’il a située dans l’île fictive de Mingher.
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Le Prix Nobel de littérature 2006 signe une fresque vertigineuse, un roman total où s’entrecroisent les genres romanesques et où s’aiment et se déchirent une poignées de personnages, comme la belle princesse Parizê et son mari le Dr Nuri, ou encore le sultan sanguinaire et conservateur Abdülhamid qui détient le pouvoir et a condamné son frère Mourad V à l’emprisonnement à vie dans son propre palais… La terreur face à la peste va réveiller le pire, semer l’injustice et engendrer la colère, jusqu’à la révolution, la fin de l’Empire et la naissance de la nation turque. Rencontre à Paris avec un écrivain aguerri.
Commençons par préciser que ce ne sont pas ces deux années de pandémie qui vous ont inspiré ce roman…
Orhan Pamuk – J’ai eu l’idée de ce livre il y a 40 ans. J’ai lu La Peste très jeune et j’ai décidé qu’un jour, j’écrirais un livre historique sur une épidémie de peste. J’ai immédiatement su que ce serait un livre ambitieux et volumineux. D’abord, je voulais le situer dans un caravansérail au Moyen Âge, puis j’ai choisi une île car j’aime que ce soit un lieu isolé du reste du monde. J’ai abandonné Camus, mon sujet était en fait différent : j’ai eu envie d’écrire sur la façon dont l’humain s’organise pour combattre une catastrophe, et comment le gouvernement présent s’effondre et se trouve remplacé par un nouveau gouvernement. J’ai énormément lu pour l’écrire, beaucoup de travaux d’historiens, notamment sur la peste à Florence, sur les pachas ottomans dont tout le monde se fiche un peu en Turquie tant ils sont poussiéreux, ainsi que beaucoup de rapports des médecins anglais. J’ai aimé agrémenter mon texte d’une foule de détails, comme l’histoire de ce gouverneur qui veut avoir un club comme en Angleterre. J’aime particulièrement l’histoire du déclin de l’Empire ottoman, pas celle de ses gloires qu’on nous enseigne à l’école.
Souvent, les écrivains se servent du futur pour parler de notre époque. Vous, vous vous servez du passé pour parler du présent ?
Oui, mais pas d’une façon allégorique. Je voulais dire à ceux qui, dans la Turquie contemporaine, admirent l’Empire ottoman : regardez ce qui s’est passé pendant les cent dernières années… échecs, cruauté, incapacité à être attractif. Mais en Turquie, les gens sont très susceptibles à propos de leur histoire. Si on parle de nationalisme avec humour, ça les énerve.
Vous êtes d’ailleurs à nouveau dans la ligne de mire de la justice turque, parce qu’un avocat d’Izmir a cru lire dans votre livre, à travers un personnage fictif, une insulte à Mustafa Kemal. Comment le vivez-vous ?
Je fais toujours confiance à mon avocat. Celui-ci m’a demandé : “Tu veux que cette affaire soit importante, ou petite ?” J’ai dit : “Petite.” Alors nous nous sommes rendus chez le procureur général très tôt le matin, et nous avons attendu dans son garage pour ne pas être vus par les journalistes. Malheureusement, quelqu’un a quand même fait fuiter l’info à la presse. Mon avocat, encore maintenant (c’est la deuxième accusation portée contre l’écrivain, ndlr.), continue de me rassurer : d’après lui, rien ne va vraiment se passer, ou quoi qu’il arrive, que je ne finirai pas en prison. Mais cela fait partie d’un combat politique : des professeurs de gauche font lire mon livre à leurs étudiants, et si on prouve qu’il y a insulte à Mustafa Kemal, ils n’auront plus le droit de le faire. Il s’agit d’une guerre politique et culturelle. Mais même si je ne suis pas trop inquiet, toute l’affaire reste extrêmement pénible.
C’est une tentative d’intimidation, non ?
Bien sûr, et bien sûr que ça marche, que ça m’intimide. Tout procès est intimidant et je suis un homme normal. Mais je continue. Je passe tant d’années sur un livre, je ne peux pas abandonner.
Y a-t-il encore des écrivains en prison en Turquie ?
L’écrivain le plus important à avoir été récemment incarcéré est Ahmet Altan, et heureusement il en est sorti. Le plus souvent, ceux qui sont emprisonnés sont des journalistes. Mais il y en a moins qu’avant. Tout le monde est intimidé par l’atmosphère de répression.
Vous n’avez jamais voulu quitter la Turquie ?
En décembre 2019, juste après la remise du Nobel de littérature à Peter Handke et Olga Tokarczuk, j’allais retourner à Istanbul quand on m’a prévenu qu’Erdogan avait dit que le Nobel avait une fois été attribué à un “terroriste turc”. Juste au moment où j’allais annuler mon vol, son porte-parole a déclaré : “M. Erdogan ne faisait pas allusion à M. Pamuk.” Alors je suis rentré en Turquie. Des amis m’ont incité à lui répondre. Je n’ai rien dit. C’est le prix à payer pour pouvoir vivre en Turquie. Enfin, pas le prix… Disons que ce n’est pas la façon dont j’ai envie de vivre ma vie. J’aime être à Istanbul, écrire chez moi, avec vue sur le Bosphore. Je ne veux pas vivre en exil.
Le sultan rouge Abdülhamid, mis en scène dans votre livre, fait penser à Vladimir Poutine…
Ce qui fait penser à Poutine dans mon livre, c’est la peste elle-même. Poutine est aussi médiéval que la peste, sa cruauté est féodale. Il engendre ce même sentiment de frustration : on ne peut rien faire contre la peste, sauf s’enfuir. Et cela nous rend furieux·ses car nous ne pouvons rien faire à part signer des pétitions, comme celle du Pen.
On serait condamné·es à ça, signer des pétitions ?
Non, regardez Susan Sontag, elle s’est rendue en Bosnie, et André Malraux est allé en Espagne. Vous pouvez faire autre chose que signer une pétition, si vous voulez. Pour ma part, je préfère signer plutôt que de ne pas signer. Quand j’étais jeune, j’ai décidé de devenir écrivain, alors que beaucoup de mes ami·es se sont engagé·es à gauche. Pendant que j’étais chez moi en train d’écrire, elleux faisaient de la prison. J’en ai éprouvé de la culpabilité. Mais une culpabilité qui m’a fait écrire.
Comment voyez-vous la suite en Ukraine ?
Je pense que l’Ouest veut administrer un camouflet à Poutine et le laissera donc continuer pour s’affaiblir, au prix de la vie des Ukrainien·nes. C’est terrible.
Votre roman est un roman sur une épidémie, un roman d’amour, un roman d’aventure, mais aussi une ample fresque politique. Comment on écrit-on un roman politique ?
J’aime le roman politique. Depuis deux ans, je donne un cours sur le roman politique à l’université de Columbia, à New York. L’une de mes influences est Nostromo de Joseph Conrad, où il invente un pays, et dont les événements se passent au même moment que ceux de mon roman. Mais je ne me suis pas assis à ma table de travail en me disant : “Aujourd’hui, je vais écrire un roman politique.” Ce qui m’intéresse politiquement, c’est que mon étude de l’histoire des pandémies et des quarantaines m’a fait comprendre qu’elle sont toujours suivies de soulèvements. Je suis sûr que les futur·es historien·nes démontreront que le mouvement Black Lives Matter est un sursaut qui découle de la pandémie de Covid-19. Si l’un·e de mes étudiant·es me disait qu’iel voulait écrire un roman politique, je lui conseillerais de garder ses idées politiques pour elle ou lui. Il faut que les lecteur·rices ne puissent pas décider dans quel camp l’écrivain·e se situe. Ce qu’il faut écrire, c’est une impasse.
Le moment historique que vous abordez s’étend jusqu’à la fin des années 1910, et pourtant vous ne faites aucune mention du génocide arménien. Pourquoi ?
J’ai eu tellement de problèmes, j’ai reçu tellement de haine ; si j’avais écrit sur le génocide, cela aurait été perçu comme un signe de vengeance de ma part, ce que je ne voulais pas. Et puis vous savez, je suis un homme normal, pas un super-héros.
Avec autant de personnages, de lieux, de situations, d’histoires, de morts, de complots, d’axes narratifs qui s’entrecroisent, vous donnez l’impression d’avoir agi comme un général face à de multiple armées. Comment avez-vous travaillé ?
Je suis un écrivain expérimenté. J’ai un truc : j’écris d’abord les trois premiers chapitres, puis un chapitre qui se trouve beaucoup plus loin. Si vous ne faites pas ça, le roman s’étend, s’étend, vous vous perdez en digressions. Là, c’est un jalon : si j’ai écrit trois chapitres puis le chapitre 22, je sais ce qui va se passer entre les deux. Cela évite le blocage de l’écrivain face à la page blanche. J’ai d’abord une idée poétique, puis je développe le roman, je prends plein de notes – ma maison est pleine de pages et de pages de notes, de romans non écrits –, et je remplis au milieu, entre le début et le chapitre 22, et c’est très réconfortant. On ne panique plus, on écrit avec plus d’assurance. Mais cela requiert beaucoup de planifications, d’expérience, de confiance en soi, une certaine gestion de ses sources, de ses informations, de ses rêves, de ses frustrations, et puis de ne pas sombrer dans la désillusion, de ne pas être trop poétique. Ça, je sais faire. Pour moi, c’est comme construire un grand building brique après brique. C’est tout un mode de vie. C’est ma vie. J’ai appris à aménager mon quotidien, mes humeurs, mon temps, mon caractère, en fonction du roman que j’écris. Et puis j’aime toujours autant écrire. J’aime aussi faire sourire le lecteur, être un peu ironique, d’autant plus que le sujet est horrible.
Savez-vous où vous allez ? Les romans que vous avez envie d’écrire pendant les cinq ou dix prochaines années ?
J’ai un ami qui travaille pour moi comme assistant, qui lit tous mes carnets. Récemment, il m’a dit : “Tout ce que tu avais prévu de faire très jeune, tu l’as réalisé.” Mais j’ai tellement de projets non réalisés ! Le rythme de mon imagination est beaucoup plus rapide que celui de mon écriture. Je suis plein d’idées mais j’écris comme une tortue. Je ne connais pas la signification de mon travail, je sais juste ce que j’ai envie de faire. Ce livre m’a pris beaucoup de temps et j’ai fait tout ce que je pouvais. Le seul fait de prendre des notes m’a pris deux ans. Je me fouette pour finir mes romans, je travaille très dur, je suis un écrivain heureux. Vous savez, c’est ma quarante-huitième année d’écriture.
Comment voyez-vous ces quarante-huit ans ?
Je suis surpris par la variété de mes livres, par ma persistance, ma discipline, par le fait que j’ai gardé le moindre petite note que j’ai écrite dans ma vie, et aujourd’hui j’ouvre mes archives. Il y a ce qui a été publié, mais il y a aussi tout ce qui ne l’a pas été. En septembre, Gallimard va en publier 400 pages – une sélection de mes journaux intimes. Je garde mes petits moleskines, j’y fais des dessins. J’avais en fait 4 000 pages écrites. Donc vous voyez, j’ai déjà vingt livres possibles rien qu’avec ça (rires).
Qu’avez-vous appris ?
Comme écrivain, qu’il faut toujours croire en soi, être déterminé, ignorer la rumeur, la jalousie des autres, le ressentiment. Suivre ses rêves, ses désirs. Le plus grand don que Dieu m’a donné, c’est la confiance en moi. Ce que j’ai appris en tant qu’homme se résume à cette phrase de Shakespeare : “Life is a tale told by an idiot full of sound and fury”. Sauf si vous écrivez. Si vous écrivez, alors cela a un sens.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian.
Les Nuits de la peste (Gallimard), traduction du turc par Julien Lapeyre de Cabanes. 688 p., 25 €. En librairie.
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