Le dixième roman d’Orhan Pamuk, “La Femme aux cheveux roux”, est une fable qui interroge notre rapport à la figure paternelle et au pouvoir. A dix jours des élections municipales en Turquie, il nous parle des résonances de sa fiction avec la situation politique de son pays.
“Seul un écrivain turc pouvait écrire cette histoire”, s’amuse Orhan Pamuk quand on le rencontre à Paris en mars, “parce que la Turquie est prise en sandwich entre la Grèce et la Perse.” A 66 ans, Pamuk signe son dixième roman, La Femme aux cheveux roux, qui mixe en effet le mythe grec d’Œdipe – quand le fils tue le père –, avec le mythe persan de Rostam et Sohrâb par le poète Ferdowsi – quand un père tue son fils – pour questionner la Turquie contemporaine.
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Un adolescent au père absent devient puisatier, croit avoir tué son maître, tombe amoureux d’une actrice rousse, mais épousera une autre femme avec qui il passera une vie à travailler et à voyager… hanté par le meurtre potentiel de ce père de substitution, et par cette femme fatale, jusqu’à la tragédie finale, inattendue. D’emblée, le prix Nobel de littérature, connu comme auteur contestataire dans son pays, nous déclare : “Posez toutes les questions que vous voulez, mais je ne veux pas parler de politique, d’Erdogan, etc., ou juste un peu à la fin de notre entretien.”
J’imagine que c’est frustrant quand vous sentez qu’un journaliste veut vous voir juste pour parler d’Erdogan ?
Orhan Pamuk — Oui, très frustrant. En même temps, c’est vrai que je viens de ce pays, donc je comprends son problème. Mais celui-ci n’est pas juste Erdogan. C’est une culture entière qu’il faut changer. C’est de ça dont parle mon livre.
Que voulez-vous dire par une culture entière ?
Je déteste vraiment quand les gens associent les problèmes d’un pays à son leader politique. L’autoritarisme fait partie des gens, de nous. Même si ce leader disparaissait, ils le réinventeraient. C’est dans la culture. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre. Il est paru il y a deux ans en Turquie, en écho à la situation politique. Et puis, je voulais écrire un livre court, peut-être comme ceux de Modiano, une sorte de conte comme Le Petit Prince. Je voulais mélanger toutes ces idées symboliques, issues des grandes mythologies qui ont fondé nos civilisations.
Et d’abord revisiter le mythe d’Œdipe ?
Non, je n’ai pas commencé comme une revisitation du mythe d’Œdipe. C’était en 1989, je finissais Le Livre noir (1990) dans une île au large d’Istanbul, quand sont venus, un soir, un puisatier et son assistant. Il pleuvait et ils essayaient de planter leur tente ; et il pleuvait encore plus, et ils éclataient de rire. J’avais vraiment l’impression qu’ils appartenaient à la même famille. Le matin, le puisatier hurlait des ordres sur le jeune. Et le soir, je les voyais cuisiner ensemble, regarder leur télé portable branchée sur un accumulateur. C’était leur vie. Le matin, le jeune acceptait l’enseignement du plus vieux, même si ça passait par l’autorité et l’humiliation. Et le soir, ce que j’ai remarqué, c’est que la figure du père était tendre. Il était compassionnel, empathique, amical, en contradiction avec ce qu’il avait été le matin même, intimidant. Ces deux aspects contredisaient l’attitude de mon propre père à l’égard de mon frère et de moi. Il ne nous intimidait pas, ne nous enseignait rien, nous traitait en égaux et n’était pas tendre non plus.
“Je ne dirais pas que j’ai grandi sans père, mais avec un être à qui il arrivait de disparaître sans explications”
Quels rapports aviez-vous avec votre père ?
Mon père était un homme bon, mais il était souvent absent – il avait des aventures avec d’autres femmes. Je ne dirais pas que j’ai grandi sans père, mais avec un être à qui il arrivait de disparaître sans explications. Et j’ai appris à ne pas poser de questions. Parfois, il ne savait même plus dans quelle classe j’étais. Mais je ne l’ai jamais blâmé. Je me suis fait moi-même. Alors pour moi, c’était intéressant d’observer, à travers ce puisatier, deux aspects paternels que mon père n’avait pas. Quant à Œdipus Rex, je l’avais lu à l’Ecole américaine d’Istanbul. Ensuite, quand j’ai écrit Mon nom est Rouge (1998), j’ai dû apprendre les mythologies musulmanes classiques. Puis j’ai découvert une autre histoire, un écho à Œdipe, où c’est le père qui tue le fils. J’ai commencé à penser aux deux récits au début de l’année 2000. Et parce que je suis professeur de littérature comparée à la Columbia University, à New York, je me suis dis qu’un jour il me faudrait confronter ces deux histoires, ces mythes fondateurs de deux grandes cultures : d’un côté la civilisation européenne, et de l’autre, le meilleur moment de la civilisation islamique (XVIe-XVIIe siècles) quand l’Empire ottoman, l’Iran et l’Inde formaient une grande unité.
Qu’est-ce qui vous frappait dans ces deux histoires ?
Le fait qu’à la fin, on pleure pour le meurtrier. On ne blâme pas Œdipe, par exemple, alors que Sophocle voulait que l’on soit en colère contre lui, car il tente de se soustraire au verdict des dieux. Or, on en fait un individu à part entière, contre les dieux. Il essaie de s’enfuir, et bien sûr il ne le pourra pas.
Pourquoi excuse-t-on le meurtrier ?
Parce que nous voulons que l’Etat nous protège. Pendant des années, je me suis demandé pourquoi les gens aimaient leur père, même si celui-ci est brutal, leur crie dessus toute la journée ? Probablement parce que le soir, il leur procure nourriture et sécurité. Voilà la raison pour laquelle les régimes autoritaires sont acceptés, voire légitimés, par les gens. Ce livre est ma façon d’explorer en détail les relations à l’autorité. Dans la partie du monde d’où je viens, une des façons de casser l’autorité, la loi, passe par le sexe. Et Œdipe aussi s’oppose à la loi de cette façon, en couchant avec sa mère. Voilà pourquoi j’ai inventé cette femme aux cheveux roux. De Shakespeare à Sylvia Plath, les femmes rousses sont suspectées de quelque chose… d’être plus charnelles, impétueuses. En Turquie, les rousses ne le sont pas naturellement : elles se teignent les cheveux, et dès lors c’est un plus grand statement. Ce sont des femmes artistes et libres. Ce que les conservateurs redoutent.
“Nous avons au moins le sentiment d’avoir du pouvoir quand nous sommes libres de nous exprimer”
Est-ce qu’il y a de plus en plus de femmes voilées en Turquie ?
Non, pas du tout. Ce n’est pas ça le problème. Il y a bien une lutte en ce moment en Turquie, mais elle n’est pas religieuse. C’est un combat pour la liberté d’expression. Le problème dans ce pays n’est pas l’augmentation de l’islamisme, mais la diminution de la démocratie. Ce n’est pas le sécularisme qui souffre, c’est la démocratie. Les nationalistes aiment Erdogan car il est dur avec le PKK, les Kurdes. Le gouvernement – désolé, je ne veux plus dire Erdogan – a gagné les élections pendant quinze ans, car dans l’opposition, ils se haïssent mutuellement plus qu’ils ne détestent Erdogan. En Italie, Berlusconi a eu tous ces votes pendant longtemps parce que ses adversaires étaient divisés, et dès lors faibles. Et l’Europe honore notre gouvernement comme un portail contre les immigrants : ils en sont à lui donner de l’argent pour qu’il empêche des musulmans de migrer en Europe. Et après, ils traitent Erdogan d’islamiste (rires) ! Vous y croyez ? Non, ce n’est pas un gouvernement islamiste, mais un Etat autoritaire qui ferait n’importe quoi pour garder le pouvoir.
Comment voyez-vous les élections municipales du 31 mars ?
Les élections en Turquie sont injustes. Le compte des votes est juste, mais c’est la propagande qui ne l’est pas. Il y a deux jours, les murs d’Istanbul ont commencé à se couvrir d’affiches pour Erdogan et son ancien Premier ministre qui veut être maire d’Istanbul. Où sont celles des opposants ? Ces derniers existent pourtant, mais on ne les voit pas. Les élections sont iniques, car l’opposition est toujours disqualifiée ou éliminée avant. C’est l’atmosphère entière qui est injuste.
C’est peut-être pourquoi l’on pleure sur Œdipe. Comme lui, on se sent impuissant face au monde…
C’est pourquoi nous n’avons plus de dialogue shakespearien qui pourrait dominer le monde. Le monde est trop grand pour que ça ne se joue qu’entre deux personnes. D’où l’anxiété… Mais nous avons au moins le sentiment d’avoir du pouvoir quand nous sommes libres de nous exprimer. C’est ce dont je veux parler, de la liberté d’expression et de la démocratie, car c’est cela même que nous n’avons plus en Turquie. Ça a pris fin il y a trois ans. Nous avons quatorze quotidiens, dont douze et demi sont contrôlés par le gouvernement. Il ne reste qu’un seul journal d’opposition, et ses rédacteurs font des allers-retours en prison. Ce n’est pas complètement une république, même si on a une démocratie électorale dont le gouvernement est très fier.
“Je suis un garçon égoïste qui écrit, et je me sens si coupable que je travaille encore plus”
Votre héros aurait aimé être écrivain, mais n’y arrive pas. Comment vous viennent vos idées ?
Je prends plein de notes car les idées me viennent toujours super vite. Je n’ai pas le temps de toutes les réaliser. Tout le monde a des idées, des histoires à raconter, mais pour devenir écrivain il faut y croire. Seuls les êtres déterminés à les poursuivre, deviennent des artistes. C’est comme de faire et d’ouvrir mon musée (le musée de l’Innocence) à Istanbul – j’y ai cru ; et il existe toujours, et se porte bien.
Quelle a été la réception de votre roman en Turquie ? Quel statut y avez-vous ?
Mon nom est Rouge, mon précédent succès, s’y est vendu à 250 000 exemplaires en vingt ans. Les ventes de celui-là ont atteint le double en deux ans. Peut-être parce qu’il est plus court et moins cher. Ces deux dernières années, j’ai passé un semestre par an à New York pour enseigner. Quand les gens m’arrêtent dans la rue à Istanbul, ils me disent : “Oh, je croyais que vous étiez en Amérique. Très content de vous savoir ici !” Et ça, c’est un message politique qu’ils me transmettent. Je ne suis pas heureux dans un pays qui n’est pas démocratique et sans liberté d’expression. J’ai des amis en prison : Ahmet Altan, Ossman Kavala… Je me sens coupable. Je ne peux plus aller dans un restaurant et blablater, sortir le soir et m’amuser, je sors d’ailleurs de moins en moins. Je travaille comme durant les années de répression où j’écrivais Le Livre noir. Je suis un garçon égoïste qui écrit, et je me sens si coupable que je travaille encore plus. Mes amis m’appellent pour me dire : “J’ai lu ton livre en prison. Il est très bien.” J’ai entendu cette phrase tant de fois depuis deux ans que je ne sais plus si je dois en être heureux ou malheureux.
Ça doit être aussi très frustrant de ne rien pouvoir faire…
Je n’ai jamais été un militant. Dans ma jeunesse, mes amis politisés se moquaient de moi car je lisais Virginia Woolf. Je me justifiais en disant que son mari était socialiste. Mais à l’époque, je fantasmais une utopie pour mon pays. Et en vieillissant vous vous rendez compte que c’est plus difficile.
A quoi travaillez-vous maintenant ?
J’écris un roman historique, situé en 1900 dans une île imaginaire entre la Grèce et l’Iran, sur laquelle la peste s’étend et qui devra être placée en quarantaine. C’est la première fois que je voyage depuis décembre. Et durant ces trois derniers mois, il m’est arrivé de passer trois jours sans sortir de ma grande maison pleine de livres. C’est aussi une réaction au climat politique. Je ne veux pas me balader, même si je ne suis pas menacé dans la rue – je ne suis pas au centre de la lutte politique. Je ne suis pas inquiet pour moi, mais pour d’autres intellectuels qui se retrouvent en prison parce qu’ils ont écrit des textes.
La Femme aux cheveux roux (Gallimard), traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 304 p., 21 €
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