Dans son dernier roman, le Nobel de littérature Orhan Pamuk brise nos rêves de midinette sur l’amour puis les expose dans son musée. Son meilleur roman.
On l’attendait du côté de la politique et de la problématique Orient/ Occident. Orhan Pamuk revient avec une somptueuse histoire d’amour, hors norme, cruelle, poétique, au risque du mélo comme on n’en ose plus depuis Hollywood et Douglas Sirk. Six ans après Neige, son grand livre politique qui radioscopait une Turquie écartelée entre plusieurs extrêmes, il raconte, sur fond d’upper class stambouliote des années 70 à nos jours, une histoire d’amour impossible entre le très riche Kemal et sa jeune et pauvre cousine Füsun. Ils passeront leur vie à se frôler, à s’attendre. Kemal déplacera son désir sur tous les objets que touche ou porte celle qu’il aime, au point de les dérober, de les collectionner en fétichiste puis, à la fin de sa vie, d’en faire un musée dédié à leur amour, un « musée de l’Innocence ».
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A 59 ans, Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature 2006, vit aujourd’hui entre Goa avec sa compagne, New York où il enseigne à Columbia University un semestre sur deux, et Istanbul, entouré de gardes du corps. De passage à Paris, il raconte comment il a déjoué tous les pièges du romantisme pour signer son plus beau roman et comment il s’apprête à ouvrir son propre musée, le musée même de l’Innocence.
Comment avez-vous joué avec ce poncif qu’est l’amour en littérature ou au cinéma ?
Orhan Pamuk – C’est vrai qu’il est difficile d’écrire une histoire d’amour de nos jours sans tomber dans le cliché… Il existe une rhétorique tenace sur l’amour : ce serait quelque chose de très doux, de merveilleux, de mystérieux, forcément placé sur un piédestal. Croire en cette vision, ça ne semble pas plus original que de dire qu’on aime les chats : ça vous rend populaire. (rires) C’est avec une certaine colère que j’avais envie de dénoncer cette mystification… L’amour n’est pas cette chose douce dont tout le monde parle – peut-être torture-t-on les gens pour les forcer à dire cela ? En tout cas, tout le monde ment (rires).
Vos lecteurs vont penser que j’ai été victime d’une histoire d’amour horrible pour en arriver à dire ça, mais non. Je pense simplement qu’il existe une charmante malhonnêteté au sujet de l’amour, peut-être parce que cela légitime le mariage, la société. Cela vous permet d’idéaliser votre conjoint pour mieux le supporter – sinon, comment rester engagé avec la même personne pendant des années ? On a besoin de beaucoup d’amour et de clichés pour supporter le mariage, un peu comme pour la religion (rires). L’amour est devenu un ready-made que chaque amant doit avaler.
Mon livre montre que la plupart du temps nous ne comprenons pas ce qu’est l’amour, que nous ne comprenons rien quand nous le vivons. Je voulais écrire un roman d’amour selon les règles, tout en montrant la part de duperie que l’on trouve dans les représentations populaires de l’amour, montrer ce qui nous arrive vraiment quand on tombe amoureux : rien de doux, mais un accident de la route ou une maladie qu’on se doit de comprendre.
Comme Kemal construit le musée de son amour pour Füsun, vous vous apprêtez à ouvrir votre propre musée de l’Innocence à Istanbul. De quoi s’agira-t-il ?
Il y a douze ans, j’ai acheté une maison là-bas dans l’idée d’en faire un jour un musée, celui d’une histoire imaginaire. La maison est petite mais possède quatre étages : je vais y exposer tous les objets qui figurent dans mon roman. Mon fantasme était d’ouvrir le musée le jour de la publication du roman, le livre représentant une sorte de catalogue du musée. Si vous vivez loin d’Istanbul, vous pouvez lire le livre sans vous préoccuper du musée, car la littérature passe avant tout. C’est pourquoi j’évite en général de parler du musée en premier. Le roman se suffit à lui-même. Le musée se calque sur les quatre-vingt-trois chapitres du livre : il possède quatre-vingt-trois unités, boîtes ou vitrines, chacune portant le titre d’un chapitre. Installation, art contemporain : appelez ça comme vous voudrez, mais ce musée me prend de plus en plus de temps et commence à détruire l’écrivain que je suis !
J’ai acheté et collectionné les objets exposés au fur et à mesure que j’écrivais le roman. J’ai acheté les vêtements que porte Füsun dans le livre avant de commencer le texte. Je vais les exposer, comme les objets qu’elle utilise ou les tickets de la tombola à laquelle ils jouent ensemble dans les années 70. Nous avons aussi des objets imaginaires, par exemple une marque de soda fictive : pour cela, j’ai travaillé avec des publicitaires qui, généreusement, ont recréé des films.
En revanche, il n’y aura pas de photos des protagonistes, de la même façon que je n’ai jamais permis qu’on imprime un portrait en couverture de mes livres. Au lecteur d’imaginer les personnages. Dans le livre, on trouve un ticket gratuit pour le musée que j’ouvrirai dans quelques mois. En plus d’être écrivain, je suis donc à présent propriétaire d’un musée, commissaire d’exposition et même artiste ! (rires)
Pourquoi cette extension muséale de votre roman ?
N’oubliez pas que je suis un peintre raté ! Et puis à partir des années 90, mes textes ont commencé à être publiés dans le monde entier, particulièrement en Europe et en Amérique. A chacun de mes voyages, je visitais des petits musées étranges, un peu abandonnés. L’ambition, la vanité du projet, souvent mené par un seul homme, me fascinait. Un peu comme le musée Gustave-Moreau à Paris, ou le Sir John Soane à Londres, ou le Mario-Praz à Rome. Venant d’une société qui réprime l’art visuel, où la peinture est impossible, le sujet de la représentation me passionne. Par exemple, à la fin, quand Kemal demande à l’écrivain Orhan Pamuk d’écrire sa vie pour témoigner qu’il fut heureux, est-on si sûr de son bonheur ? Il organise la représentation de sa vie telle qu’il veut la montrer aux autres.
Tout le monde soigne sa propre représentation. Kemal projette de faire la chronique de sa vie, de portraiturer son amour. Moi aussi, à travers mes livres, je parle de tout ce que j’ai vu et connu en Turquie. Par exemple, dans Le Musée de l’innocence, je parle beaucoup de l’industrie cinématographique turque, parce qu’à l’âge de 30 ans, j’y ai travaillé comme scénariste. Derrière l’obsession de Kemal de garder tous les objets que Füsun a touchés, j’en profite pour dresser un portrait de la société turque, observée depuis l’upper class.
Seriez-vous aussi fétichiste que votre héros ?
Peut-être le suis-je dans mes romans. Au milieu du Musée de l’innocence, je ralentis l’écriture du livre sur environ trois cents pages pour y déverser un océan de détails sur la vie quotidienne. La tombola du 31 décembre, les fêtes, les vacances d’été, le ski… Je voulais revisiter ces moments, en faire une chronique épique. Je suis un collectionneur de petits détails. C’est ce qui empêche mon roman de ressembler à un best-seller, avec un éditeur qui me dit de virer trois cents pages parce qu’il trouve que cela va trop lentement. Personne n’a à me dire ce que je dois faire.
Votre parcours est-il similaire à celui de Kemal ?
Nous venons de la même classe sociale, la haute bourgeoisie turque, sa maison se situe dans le même quartier que la mienne, je connais ses conversations, les mariages au Hilton où il se rend, sa vie superficielle… Comme lui, j’ai rompu avec cette classe sociale : lui, il s’en sort en tombant amoureux de Füsun, moi par mon amour pour la littérature. Là où nous différons, c’est que bien qu’intelligent, Kemal ne critique jamais la politique turque. Je ne comprends pas cela. Mais j’admire le fait que, malgré des hauts et des bas, il poursuive sa propre route avec obstination, même s’il se leurre. Il se pose en grand romantique, en idéaliste, alors qu’en fait c’est un bourgeois qui veut se marier. Encore une fois, ce qui me passionne, c’est la représentation que les gens se font d’eux-mêmes. Kemal nous livre sa propre évaluation de la situation mais on finit par en savoir plus long sur lui qu’il n’en sait lui-même. C’est un narrateur peu fiable.
Vous demandez avant chaque entretien qu’on ne vous interroge pas sur la politique. Pourquoi ?
Parce que j’ai fait trop d’interviews où l’on ne me parlait que de politique et pas de mes livres. Mais si vous avez des questions politiques à me poser, allez-y…
Qu’avez-vous ressenti lors des récentes révolutions arabes ?
J’étais en Inde où je travaillais sur mon nouveau roman quand elles ont éclaté. Ça a été une immense joie pour moi de suivre tous les soirs sur la BBC et sur CNN les Arabes qui exprimaient leur colère, combattaient leurs dictateurs. Je serais heureux si les pays arabes vivaient des jours meilleurs aux niveaux politique et économique. Mais ce que j’apprécie surtout, avec les larmes aux yeux, c’est que le cliché habituel, selon lequel islam et démocratie se montreraient incompatibles parce que les musulmans suivraient toujours les règles des tyrans, vient de s’évanouir. D’eux-mêmes, ces peuples sont descendus dans la rue pour réclamer leur liberté et, par-dessus tout, leur dignité. Les citoyens du monde entier ont applaudi et partagé la joie des peuples arabes. Oublions la politique et les gouvernements : le plus important à mes yeux, c’est que les peuples d’Orient et d’Occident se comprennent.
Et ce qui arrive en Libye ?
Là, on tombe dans la stratégie et la question « qui va tuer qui ? ». Je ne m’engagerai pas là-dedans.
Je ne suis pas un expert en guerre, ni un homme politique, et je ne veux pas en devenir un. Ce n’est pas ce que j’ai choisi de faire dans la vie.
En 2005, le gouvernement turc vous assignait en justice pour avoir déclaré que la Turquie devait reconnaître le génocide arménien – vous risquiez alors la prison. Cela vient de se solder par une amende d’environ 3 000 euros. Qu’en pensez-vous ?
Cela vient juste d’arriver, je n’étais pas en Turquie. Je répondrai à cette question quand je serai de retour à Istanbul et que j’aurai parlé à mon avocat. Je ne suis pas sûr que ce soit la fin de cette affaire, peut-être que cela relève d’une partie de ping-pong politique, mais je tiens à en juger et à en parler en Turquie en premier lieu.
De quoi traitera votre prochain livre ?
Je pars encore une fois d’une histoire individuelle, celle d’un marchand de rue qui perd son job, pour aborder la Turquie des classes défavorisées, des petits métiers, de l’émigration. Quand je suis né, Istanbul comptait un million et demi d’habitants, aujourd’hui il y en a plus de dix millions. Beaucoup viennent de l’immigration. Ce livre sera le panorama du développement d’Istanbul.
Nelly Kaprièlian
Le Musée de l’innocence (Gallimard), traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 672 pages, 25€.
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