Dans son nouveau roman Cette chose étrange en moi, Orhan Pamuk raconte les classes populaires d’Istanbul. Le Nobel de littérature turc nous a reçus chez lui : il livre une parole forte sur la situation dans son pays et la politique liberticide du président Erdogan.
Dans nos démocraties occidentales, on oublie parfois le pouvoir des mots ; le risque qu’ils impliquent pour ceux qui les prononcent ou les écrivent. Orhan Pamuk fait partie de ceux qui connaissent la question de façon intime et de longue date. L’écrivain n’a jamais eu la langue dans sa poche. Il y a dix ans, il dut se réfugier aux Etats-Unis pour avoir dénoncé le massacre des Arméniens au début du siècle, sujet tabou en Turquie.
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Aujourd’hui, le prix Nobel de littérature est censuré dans son pays. Lorsqu’il donna ce printemps une interview au journal Hürriyet, celui-ci n’en publia pas une ligne, de peur des répercussions d’un pouvoir qui emprisonne désormais toutes les voix dissidentes. Alors, il a décidé de dire ce qu’il pense et de se confier aux Inrocks.
Pourtant, Pamuk est avant tout un romancier, qui ne jure que par “l’art de la fiction”. Fuyant les plateaux de télévision, se refusant à être le porte-parole de qui que ce soit. S’il nous a reçus, c’était d’abord pour parler de son nouveau livre, Cette chose étrange en moi, le grand roman qu’on attendait sur la Turquie contemporaine. Ou comment l’histoire d’un vendeur de boza (boisson plus ou moins alcoolisée) dans les rues d’Istanbul peut devenir un manifeste éminemment politique, selon qu’on est croyant ou pas.
Pamuk, un homme charmant. Très turc, dans sa politesse exquise vis-à-vis de son invité et cet humour grinçant, cette capacité à rire du pire, tourner le destin en dérision, les difficultés en leçons de vie. Rencontre à son domicile de l’île de Büyükada, en face d’Istanbul, où il passe l’été loin des tracas du monde.
Votre nouveau roman est l’histoire d’un vendeur ambulant. D’où vous est venue cette idée ?
Orhan Pamuk – L’idée initiale, c’était de raconter la vie des classes populaires d’Istanbul. Mevlut, mon personnage principal, est différent de moi en tout : sa classe sociale, sa culture, sa religion, son éducation. Je suis un Stambouliote laïc de la classe moyenne, lui est religieux et vient de la campagne. Avec ce roman, j’ai aussi cherché à atteindre ce que l’art de la fiction peut réussir le mieux : s’identifier à des gens qui ne sont pas comme vous. Je voulais aussi écrire sur les vendeurs de rue. “La nourriture qu’ils vendent n’est pas saine !”, me disait ma mère. Résultat, je dévore sans cesse leurs poulets, moules au riz, etc.
Il y a aussi cette boza que vend Mevlut, une boisson légèrement fermentée. Trois verres représentent l’équivalent d’une bière, pourtant les conservateurs l’ont toujours adorée, préférant ne pas évoquer le fait que c’était une boisson alcoolisée. La boza renvoie enfin à la notion d’identité. Soit l’identité repose sur la religion – vous êtes croyant ou laïc –, soit elle est fondée sur la culture. La boza offre une histoire si riche qu’on peut en faire l’exemple de notre identité turque. Une idée un peu provocante qui parcourt tout le livre.
Vos livres sont très documentés. Comment procédez-vous ? Avez-vous fait des recherches spécifiques sur les quartiers populaires d’Istanbul, leur histoire ?
J’ai surtout interviewé beaucoup de monde : les vendeurs de boza de mon quartier, toujours en activité bien que moins nombreux aujourd’hui, et puis un policier à la retraite, un agent de recouvrement de l’électricité, etc. Presque dix ans de rencontres et de conversations. Souvent, quand je dis que je suis écrivain, on me demande pour quel journal je travaille. Parfois, on me reconnaît. Ça se passe ainsi : tu es en train de déguster ton poulet au riz, le gars te parle pendant ce temps-là. Comme il veut que tu reviennes, que tu deviennes un client régulier, il te raconte des histoires. Je pose des questions tout en mangeant : “D’où vient le riz ? Comment tu le cuisines ?”, etc. Des choses pratiques.
Et puis c’est ma vie, je suis ce genre de chercheur compulsif. Le week-end, je pars avec ma petite amie dans tel ou tel quartier qu’on arpente de façon systématique, du matin au soir. Là, je ne fais pas d’interviews : il s’agit de marcher, d’ouvrir les yeux, d’acheter des petites choses. J’ai un garde du corps (depuis les menaces dont il a fait l’objet en 2007 – ndlr). Il se tient à distance mais me permet de pénétrer absolument partout : la moindre cour intérieure, le moindre endroit reclus. Le rêve, pour un écrivain !
Vos personnages sont des déracinés, ils semblent toujours être à la recherche de l’endroit où ils pourraient élire domicile, cette notion d’“ev”, comme on dit en turc.
Au cœur du roman, il y a ce désir, partagé par presque tous les personnages, de trouver son lieu, cet “ev” en effet. Un domicile qui pourrait représenter tout ce qui est lié à soi. A un moment, Mevlut revient à la maison où il habitait en arrivant à Istanbul. Elle est en train d’être détruite et il se met à pleurer. Mais ce n’est pas cette maison qu’il pleure, c’est un taudis sans nom. Ce sont ses souvenirs qu’on détruit sous ses yeux.
Vous êtes fasciné par les intérieurs. Dans une interview, vous avez déclaré : “En tant qu’écrivain, j’ai besoin d’Istanbul car c’est la seule ville où je sais ce qu’il se passe chez les gens.”
Oui, c’est sur cela que j’écris. Depuis dix ans, j’habite en partie à New York, où j’enseigne. Mes amis de là-bas me demandent : “Orhan, quand vas-tu écrire sur nous ?” Je leur réponds : “Ne vous inquiétez pas, je n’écrirai jamais de campus novel”, comme ils disent, ces romans sur la vie des campus où les professeurs sont toujours une source de plaisanteries !
La vraie raison, c’est que même si je vis à New York depuis longtemps, je suis toujours incapable d’écrire sur les intérieurs new-yorkais. Je suis aussi un peu fétichiste : j’écris sur les objets que je collectionne, les vrais objets ou leurs représentations en photo. Cloches des vendeurs de yaourts, bouteilles de boza en verre, en plastique, etc. J’essaie de les mettre dans mes livres. Parfois ça marche, parfois non. Les objets m’apportent quoi qu’il en soit une forme de consolation. Ils me donnent une sorte de pouvoir.
Cette chose étrange en moi est un roman choral. Chaque personnage prend la parole tour à tour, les uns et les autres se répondant de temps en temps.
J’ai commencé ce livre à la troisième personne du singulier, presque à la Dickens, tout en évitant son misérabilisme que je déteste, cette attitude de l’écrivain de la classe moyenne qui nous “parle des pauvres”. Et puis, après deux ou trois ans de travail, presque tout le roman était écrit mais je me sentais mécontent, frustré. Je ne trouvais pas cela authentique.
Alors j’ai compris : toutes ces conversations que j’avais enregistrées, les couleurs de ces voix, je ne les sentais pas à la troisième personne du singulier. Aussi, j’ai décidé de les transcrire à la première personne. C’est une sorte d’entourloupe un peu postmoderne comme dans les pièces de Brecht : les personnages savent qu’ils sont dans un roman, et parfois ils vous disent : “Ce n’est pas comme cela que ça s’est passé !”
Cela donne parfois au roman une dimension féministe.
Vous souvenez-vous ce que je vous disais des vendeurs des rues ? L’un d’entre eux, que je connais bien, a fini par me dire au bout de quelques années : “En fait, c’est ma femme qui choisit les ingrédients. C’est ma femme qui fait la cuisine. C’est ma femme qui invente les recettes. Je ne fais que les vendre.” Une étudiante me disait récemment : “Monsieur Pamuk, j’écris une thèse sur le féminisme dans votre œuvre. Votre féminisme n’est pas théorique, il s’incarne dans la rue.”
On lit vos livres comme on regarderait un tableau ou un film. Une scène me fait beaucoup penser aux Quatre Cents Coups de Truffaut par son espièglerie, quand Mevlut s’enfuit de l’école.
Oui, j’ai vu ce film dix fois de suite. Je m’enfuyais de l’école, moi aussi, pour des raisons différentes de celles de mon héros. Mes parents se sont séparés quand j’étais enfant, ils se disputaient souvent et me laissaient chez ma grand-mère. Je me sentais tout-puissant chez elle. Oh, ce sentiment de culpabilité et de bonheur de faire l’école buissonnière… Mais il faut le talent de Truffaut pour le transfigurer.
C’est aussi l’histoire de ces paysans qui s’installent sur deux collines d’Istanbul puis s’entre-déchirent. C’est très politique.
A l’époque où je commençais à écrire de la fiction, en 1973, beaucoup de romanciers comme Yachar Kemal avaient pour sujet les classes populaires, les paysans, les ouvriers : des écrivains de gauche, je me considère des leurs. Je me suis toujours dit que si je perfectionnais mon écriture, si je travaillais beaucoup l’art du roman, un jour j’écrirais un roman qui se déroulerait à Istanbul.
Mais j’ai toujours voulu pour ma part que mon héros soit croyant. Je respecte ces écrivains mais si vous lisez leurs romans, vous ne comprenez pas pourquoi ces gens votent pour Erdogan. C’est la grande question. Dans ce nouveau roman, j’ai écrit sur les classes populaires religieuses sans politiser la religion. Pourquoi, de génération en génération, les classes populaires votent pour des hommes de droite, conservateurs, réactionnaires, populistes ? Pour nous, Turcs de gauche, éduqués, européanisés, c’est l’éternelle question. Nous sommes perpétuellement désespérés à ce sujet. Pourtant j’essaie toujours de comprendre. C’est aussi pour cela que j’écris.
Le marxisme est incarné dans le livre par Ferah, le camarade d’école de Mevlut, qui vit sur l’autre colline et se moque de ses croyances religieuses. Pourquoi Mevlut ne va-t-il pas voter pour les partis de gauche qui représentent le peuple ?
L’une des réponses se trouve dans l’arrogance des laïcs envers les religieux. Ainsi que dans ce snobisme d’une partie de l’élite kémaliste vis-à-vis du peuple non éduqué qui se tourne vers l’islam. Mevlut se sent toujours attaqué, même s’il n’est pas politisé. Il préfère ne pas aborder les questions politiques. Ferah est pour sa part marxiste, mais il est surtout alévi. C’est très important.
Dans les années 1990, avec Yachar Kemal et un groupe d’intellectuels, nous avons été sollicités pour négocier auprès de grévistes de la faim. Nous étions autorisés à aller voir en prison les détenus d’un groupe marxiste. J’étais naïf à l’époque, plongé dans mes livres. Je ne savais pas que ces marxistes-là étaient tous alévis. La Turquie est à grande majorité sunnite. Les Alévis sont une minorité chiite qui n’est pas reconnue par l’Etat. D’où leur engagement radical à gauche, pour la plupart, qui persiste aujourd’hui.
A quoi ont abouti ces grèves de la faim ?
Les négociations ont été un échec. Et l’histoire s’est terminée dans le sang et les flammes. Nous avons échoué.
Vos critiques contre Erdogan ne s’articulent pas autour de l’opposition habituelle entre laïcs et religieux…
Je suis critique d’Erdogan pour son islam politique et son autoritarisme. Et s’il a bien détruit la démocratie en Turquie, la laïcité perdure. Vu de l’extérieur du pays, il y a une confusion sur ce point. Oui, la situation en Turquie est très mauvaise. Et on pleure sur notre sort. Mais autant pleurer pour les bonnes raisons : la démocratie et la liberté de parole sont détruites certes, mais la laïcité est là. Il reste aussi un résidu de démocratie électorale, ce qui permet à l’AKP (le parti au pouvoir – ndlr) de parler de démocratie, mais sans liberté de parole quand même. Nous apprenons à survivre là-dedans.
Toutes les organisations internationales respectables, qui surveillent ces sujets, sont unanimes : la Turquie est devenue sans conteste un des pires endroits dans le monde pour la liberté d’expression. Les journalistes, les commentateurs politiques sont dans la ligne de mire du gouvernement. Il faut être courageux pour parler et exposer des vérités aujourd’hui. Et être courageux ne suffit pas. J’ai donné une interview au journal Hürriyet sur la situation du pays, juste avant le référendum. L’interview n’a pas été publiée. Je n’étais pourtant pas trop dur envers Erdogan, car je voulais m’adresser aussi à ses électeurs. Mais la peur des journalistes est réelle. Le rédacteur en chef m’a appelé pour s’excuser. Je ne lui en veux pas. Je comprends.
Que peut faire un écrivain dans cette situation ?
Il n’y a plus d’espaces de liberté. Asli Erdogan a été jetée en prison de la manière la plus cruelle et insensible qui soit. Ce n’est qu’en voyant les réactions nationales et internationales que son arrestation suscitait qu’ils se sont rendu compte de qui elle était : une écrivaine aimée, une personnalité unique. Elle est une nouvelle démonstration de comment toutes ces arrestations sont faites gratuitement, sans effort, sans réelles raisons, sans même y penser à deux fois.
Après la tentative de coup d’Etat, 130 000 personnes ont perdu leur emploi, 40 000 personnes ont été arrêtées. Rien ne légitimait cela. Ils disent que les prisons sont pleines et ils en bâtissent de nouvelles. Avec l’aide des services secrets, ils construisent des liens présumés entre n’importe quel citoyen et de prétendus terroristes du PKK (groupe armé d’indépendantistes kurdes – ndlr) ou de la confrérie Gülen (mouvement islamiste et conservateur dirigé par l’imam Fethullah Gülen – ndlr).
Or, n’importe quelle personne sensée en Turquie sait que c’est leur parti qui est lié jusqu’au cou avec le mouvement Gülen. Le militantisme est le seul espace qui reste. Kemal Kiliçdaroglu (à la tête du plus grand parti d’opposition – ndlr) s’est incarné dans cette voie-là, en initiant la grande marche pour la justice d’Ankara à Istanbul.
Dans votre roman, vous révélez aussi les liens entre les municipalités et la culture consumériste, les centres commerciaux destinés aux classes moyennes.
Je déteste le consumérisme à outrance des classes moyennes, mais pour des raisons esthétiques. Malheureusement, notre situation est tellement grave qu’elle dépasse les considérations esthétiques (rires). J’aimerais pouvoir retourner à l’époque où je pouvais haïr les centres commerciaux et le consumérisme, mais c’est peu de chose au regard de la situation actuelle.
Comment est la vie de tous les jours en Turquie ?
La Turquie n’est pas encore la Chine, même si nous avons beaucoup de journalistes en prison. Les choses ont progressé puis décliné avec Erdogan. Il y eut d’abord, à son arrivée, une liberté de parole comme nous n’en avions jamais connue jusque-là. Nous croyions aussi, à l’époque, que nous allions rejoindre l’Union européenne. Puis nous sommes descendus au niveau où nous sommes aujourd’hui. Un autre signe du déclin de la démocratie ici, est que l’on ne parle plus que des ragots de l’élite, untel couche avec unetelle, etc. C’était pareil en Egypte, au temps de Moubarak.
Quelle est au fond cette étrangeté que vous citez en titre de votre livre ?
C’est une référence au poète anglais William Wordsworth. L’étrangeté que ressent Mevlut, face au temps qui passe, aux bouleversements de la ville. Au fur et à mesure que mon héros prend de l’âge, Istanbul se confond avec ses souvenirs. Je vois les villes comme des index de nos mémoires. Je marche pour me souvenir.
Pour autant, je ne suis pas un nostalgique comme on me dépeint parfois, ce flâneur qui regretterait le passé. Je cite Baudelaire en titre de mon dernier chapitre, “La forme d’une ville” – vous connaissez le vers : “La forme d’une ville/Change plus vite, hélas !/Que le cœur d’un mortel.” Mais je suis aussi, comme mon héros, fasciné par cette modernité qui caractérise aujourd’hui Istanbul.
Merci à Deniz Gamze Ergüven pour son aide.
livre Cette chose étrange en moi (Gallimard), traduit du turc par Valentine Gay-Aksoy, 688 pages, 25 €
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