Radical ou seulement critique ? Quelle posture l’intellectuel contestataire de gauche doit-il adopter pour éclairer les affres de notre époque ?
Les intellectuels de gauche, critiques, sont-ils assez radicaux ? Si elle souffre d’ambiguïté (comment être radical sans être forcément critique ? comment être critique sans être un minimum radical ?), la distinction entre deux familles d’intellectuels pourrait constituer un vrai clivage entre deux modèles de pensée émancipatrice. C’est ce que suggère un groupe d’intellectuels militants, piloté par Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini, dans Radicalité – 20 penseurs vraiment critiques. Comme l’indique le titre du livre, il faut entendre radicalité au sens d’un regard amplifiant l’approche critique : le radical serait celui qui porterait la critique le plus loin possible, parviendrait « vraiment » à toucher la ligne de rupture avec le système tel qu’il s’est constitué depuis des décennies, néolibéral, technologique, productiviste… Etre radical, c’est prendre les problèmes de ce système technocapitaliste à la racine.
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Le champ de la gauche intellectuelle
Par-delà son choix orienté en faveur de radicaux, qu’ils soient philosophes, sociologues, anthropologues ou psys – Jean-Claude Michéa, Zygmunt Bauman, Günther Anders, Christopher Lasch, Richard Sennett, Dany-Robert Dufour, Jacques Ellul, George Orwell -, le livre éclaire une ligne de fracture, souvent mal perçue, au sein du champ de la gauche intellectuelle. Car les penseurs « critiques » incriminés forment, en dépit de leurs horizons individuels, parfois plus éloignés entre eux qu’on ne le dit, le noyau dur de la pensée émancipatrice, oscillant entre la fameuse French Theory des années 60-70, analysée par l’historien des idées François Cusset dans French Theory, et la nouvelle pensée critique des années 90, cartographiée par Razmig Keucheyan dans Hémisphère gauche, ou par La Revue internationale des livres et des idées avec Penser à gauche. Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, Nancy, Rancière, Badiou, Butler, Agamben, Jameson, Negri, Hardt, Honneth, Boltanski, postmarxistes, poststructuralistes, néospinozistes : cette cohorte intellectuelle, aussi diverse qu’influente sur les campus et dans les réseaux disséminés de la multitude résistante, ne serait donc pas suffisamment critique aux yeux de figures dites radicales. Comment s’y retrouver ?
Tous pourraient au moins s’entendre sur le fait qu’il n’est pas de critique sociale qui ne soit solidaire d’une sensibilité réfractaire au « monde tel qu’il ne va pas », selon l’expression de l’écrivain anglais du début du XXe siècle Gilbert Keith Chesterton. Tous pourraient s’entendre plus ou moins sur l’idée que notre époque pousse à « la réification, à la quantification, à la solitude des individus, au déracinement, à l’aliénation par la marchandise, à la temporalité réduite à l’instantané, à la dégradation de la nature », comme l’écrivaient Michael Löwy et Robert Sayre dans Révolte et mélancolie.
« L’être posthumain construit à la frontière entre l’homme, l’animal et la machine ».
Mais de ce constat commun et minimal découlent des vues divergentes, par leur plan d’analyse, leur cadre d’action, leurs effets politiques. A partir de quels motifs ce clivage s’opère-t-il ? Au moins trois : le marché, la technologie, la morale. Pour le camp de la radicalité revendiquée, l’économie, la science et la technique forment d’abord un « bloc et un obstacle solide mis en travers des aspirations à la liberté et à l’égalité ». L’appareillage de la société industrielle, consubstantiel au technocapitalisme, est l’origine du mal. « Etre radical signifie remettre en cause ce système en tenant ensemble ses quatre dimensions économique, technologique, culturelle et politique », écrivent les auteurs. Les critiques, eux, seraient coupables d’accepter l’évolution du capitalisme parce qu’elle engendrerait « des formes de vie plus riches et des rapports sociaux plus libres ». Ils seraient même « coupables de donner à la multitude la tâche de faire advenir le cyborg, l’être posthumain construit à la frontière entre l’homme, l’animal et la machine ».
Outre ce procès étrange, les radicaux affirment leur dégoût des industries culturelles, des « études sur les jeux vidéo, les séries télé, la pop music ». La pop culture les effraie, c’est un fait. La perturbation des hiérarchies entre genres culturels, nobles et vulgaires, passe mal chez ces puritains de la création artistique ; tous refusent que la démocratie se mesure « à la massification d’une culture usinée en studio », comme si tout ce qui sortait d’elle ressemblait à un simple déchet. « Nous sommes des anti-industriels, opposés à la culture de masse, la colonisation des espaces publics et des imaginaires par la publicité, l’extension des logiques gestionnaires et managériales à tous les domaines de la vie sociale, le déploiement des technologies, comme les OGM, les nanotechnologies, l’informatique… », affirment Biagini, Carnino et Marcolini, dans une sorte de recylage de plusieurs traditions de pensée : l’école de Francfort, l’Internationale situationniste, le mouvement anti-utilitariste Mauss, le groupe militant allemand Krisis…
Reflets de réalités sous-jacentes
La question de la morale forme enfin une autre ligne de démarcation décisive. Les radicaux rejettent le relativisme du goût, du beau et du laid, alors que les penseurs critiques tiennent en partie les jugements de valeur pour illusoires en tant que reflets de réalités sous-jacentes (l’appartenance à une classe sociale, un genre, une position dans un champ…). Ces penseurs critiques seraient ainsi « solidaires d’un processus de modernisation qui sape concrètement et méthodiquement les bases possibles d’une vie digne d’être vécue, qui combinerait liberté individuelle, égalité des conditions matérielles, autonomie collective et relation apaisée aux milieux naturels ».
Si beaucoup des penseurs critiques invitent en réalité autant, et différemment, que les radicaux à élaborer un socle « sur lequel arrimer de nouvelles revendications émancipatrices », trop de malentendus les séparent. Cette coupure forme un indice, plus général, du vrai désarroi qu’entretient la gauche avec l’Etat. Comme le faisait remarquer Luc Boltanski dans Penser à gauche, le défi impossible pour elle est de repenser l’Etat, de condamner sa violence propre, d’inventer d’autres formes politiques… Tâche ardue ou perdue ? Le « penchant anarchiste », défendu par le politologue James C. Scott dans son nouveau et brillant Petit éloge de l’anarchisme, serait-il le dernier horizon qui reste à la pensée radicalement critique ?
Jean-Marie Durand
Radicalité – 20 penseurs vraiment critiques coordonné par Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini (Frankenstein/ L’Echappée), 432 pages, 25 € lire aussi Petit Eloge de l’anarchisme, par James C. Scott (Lux Editeur), 240 pages, 14 € ; Hémisphère gauche – Une cartographie des nouvelles pensées critiques par Razmig Keucheyan (Zones/La Découverte), nouvelle édition augmentée, 400 pages, 22,50 € ; Penser à gauche – Figures de la pensée critique collectif (Editions Amsterdam), 512 pages, 21 € ; Résistances intellectuelles – Les combats de la pensée critique entretiens dirigés par Nicolas Truong (L’Aube), 330 pages, 24 €
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