Adepte de la science-fiction politique et écologique, Mathieu Bablet a publié Carbone & Silicium, prix BD Fnac France Inter 2021. Il nous raconte son parcours et son goût pour le récit d’anticipation comme miroir tendu à notre époque.
“En regard de tout ce qui s’est passé ces derniers mois, cela devient compliqué d’écrire un récit d’anticipation proche ou d’imaginer à quoi vont ressembler les dix prochaines années. Depuis quand un pays aussi gros que les Etats-Unis peut-il abriter une population complotiste à même de tenter un putsch en écoutant un Président complètement malade mental ? On aurait ri au nez du scénariste qui, il y a cinq ans, aurait écrit cette histoire !”
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Si les événements récents – de la pandémie mondiale au coup d’Etat raté du 6 janvier dernier – ont stupéfié Mathieu Bablet, il éprouve finalement peu de difficultés à concevoir ses bandes dessinées de science-fiction. Car lui préfère les récits au long cours, comme Carbone & Silicium, où il raconte sur près de trois siècles la relation entre deux robots.
Publié à la rentrée dernière, présent en bonne place dans notre top des meilleures BD de 2020, cet album déjoue toute obsolescence programmée et semble gagner en influence mois après mois, d’où l’attribution du prix BD Fnac France Inter 2021 – dont Les Inrockuptibles sont partenaires.
Une passion pour la science pure
Formé par la découverte des écrivains Arthur C. Clarke et Philip K. Dick, renforcé par le visionnage des films Solaris (Andreï Tarkovski, 1972) ou Ghost in the Shell (l’original, animé, de Mamoru Oshii sorti en France en 1997), son goût pour les histoires qui vous projettent dans un avenir très éloigné s’accompagne d’une passion pour la science pure.
“J’aurais pu avoir une carrière scientifique, affirme même le dessinateur français. Quand j’étais au lycée, je me voyais devenir chercheur. Comme à Grenoble, où je vis, nous avons un centre du CEA (Commissariat à l’énergie atomique – ndlr) spécialisé dans la micro-technologie, je me destinais à ce domaine.”
“Il y a une vraie correspondance dans le soin que l’on apporte à nos livres et le sérieux avec lequel on fait de la pop culture”
Finalement accepté dans une école d’art, Mathieu Bablet publie il y a tout juste dix ans, à 24 ans, une première BD, la postapocalyptique La Belle Mort. Il rejoint alors le dessinateur RUN (Mutafukaz, DoggyBags), fondateur du Label 619, qui révolutionne le paysage éditorial en synthétisant des influences hors de l’héritage franco-belge classique : comics, mangas, jeux vidéo. “Il y a une vraie correspondance dans le soin que l’on apporte à nos livres et le sérieux avec lequel on fait de la pop culture”, précise Mathieu Bablet.
Les sorties du Label 619 ont aussi comme points communs un ancrage dans les mauvais genres – horreur, fantastique, science-fiction – et, derrière le délire ou la fantaisie, un regard politique acéré. “Dans les 70’s une génération de dessinateurs – Mœbius, Druillet, entre autres – a investi la science-fiction pour repousser les limites graphiques et celles de l’imaginaire, constate-t-il. Ces derniers temps, l’anticipation en BD s’est renouvelée en accord avec les préoccupations d’aujourd’hui, elle s’inscrit dans une espèce de jeu de miroir avec les problématiques du quotidien. Son message se veut comme une ultime mise en garde avant un emballement de la machine et le moment où l’on ne pourra plus rien maîtriser.”
Une féroce dystopie publiée en 2016
L’envie de Mathieu Bablet d’exposer ses idées dans ses BD s’est accélérée avec le quinquennat de François Hollande et les manifestations du printemps 2016 contre la loi Travail portée par la ministre Myriam El Khomri. “Même si je baignais déjà dans un milieu politisé, ça a été l’élément déclencheur : le recours au 49-3 pour faire passer les textes, la politique répressive de Valls. On a commencé de plus en plus à parler de bavures policières… Il y a eu un désenchantement envers l’appareil politique, plus aucune différence entre gauche et droite, pas d’autre idéologie à part le libéralisme forcené. A ce moment-là, j’ai eu besoin de coucher sur papier mon sentiment d’injustice parce que c’était trop lourd à porter. Il en est sorti un pamphlet contestataire et anticonsumériste.”
Dans la féroce dystopie de Shangri-La (2016), réfugié dans une station spatiale, l’ensemble de l’humanité travaille pour la même corporation orwellienne, Tianzhu Entreprises. Alors que le roman 1984 visait la liberté de pensée, Shangri-La cible l’ultra-consumérisme ou l’omniprésence des Gafa dans nos vies en imaginant un cercle vicieux capitaliste. Car, avec leur salaire, les habitant·es de la station n’ont d’autre choix que de se payer des produits Tianzhu, comme l’entreprise exerce un parfait monopole.
“J’avais pris conscience que l’économie du désir que l’on a créée pour nous ne rendait, au final, personne heureux et que ça servait juste à enrichir une élite”, résume Mathieu Bablet. Loin d’être uniquement un brûlot anticapitaliste, Shangri-La abordait aussi les thèmes du racisme ou des manipulations génétiques, mais sans jamais oublier les émotions et le spectacle. Grâce à ses planches conçues sur sa grande table d’architecte, Bablet provoquait un vertige équivalent à celui créé par le film Gravity d’Alfonso Cuarón, soulignant par de grandes cases notre poids minuscule face à l’immensité de l’espace.
Carbone & Silicium se révèle encore plus dépaysante, reléguant l’humanité destructrice à l’arrière-plan pendant que les deux robots éponymes, nés dans le même laboratoire, constatent les dégâts. “Les dérives dont je parle sont dues à notre anthropocentrisme forcené, le fait que l’on n’est pas capable de voir au-delà de notre espèce, explique Mathieu Bablet. Mon but était de montrer les changements – montée des eaux, augmentation de la température – qui vont s’opérer dans les prochaines centaines d’années.”
Une case glaçante reprend la photographie du corps inerte d’Alan Kurdi
Pas ici de fin du monde abrupte mais plutôt la description inquiétante d’un futur rythmé par les crises climatiques, énergétiques, migratoires… Il a su extrapoler à partir de problématiques actuelles, se nourrissant des écrits ou prises de parole de spécialistes des questions environnementales tels que Jean-Marc Jancovici et Philippe Bihouix, l’astrophysicien Aurélien Barrau ou Pablo Servigne, le concepteur de la collapsologie.
“L’effondrement, il faut en parler, mais ni de manière anxiogène ni légère, nuance Mathieu Bablet. Pour autant, on est sur de la prospective, rien n’est certain. Mais lire le dernier rapport du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – ndlr) montre que nous sommes mal engagés. Il faut se préparer à cette idée : l’âge d’or est passé.”
Sensible à la démarche du mouvement Extinction Rebellion, le dessinateur raille aussi l’incapacité du corps politique à prendre l’écologie au sérieux, évoquant dans un chapitre une énième conférence (la “Cop254”) sur le changement climatique. “Il y a un vrai rapport dissonant entre ce qu’il faudrait faire et les décisions prises, pas du tout à la hauteur”, enrage-t-il.
Une case glaçante reprend d’ailleurs la photographie du corps inerte d’Alan Kurdi, ce garçon de 3 ans originaire de Kobané échoué sur une plage turque en 2015. “Rien de ce que j’aurais pu dessiner sur la problématique des migrants n’aurait pu être aussi fort que cette image qui appartient à l’inconscient collectif. Qu’elle jaillisse comme ça avait vocation à faire sortir du récit tant elle reste choquante.”
Salué dans sa postface par Alain Damasio
Exutoire à sa colère froide, Carbone & Silicium constitue en même temps une incroyable machine à voyager, son action se déroulant de Hong Kong au Ghana en passant par l’Inde, la Bolivie ou la Chine. “C’était important de se décentrer, pour montrer un monde en crise, mais aussi vibrant de beauté de par ses paysages naturels.”
Afin de donner une identité graphique à chaque étape de son tour du monde, Mathieu Bablet a d’ailleurs réalisé un travail éblouissant sur les couleurs, s’inspirant des tableaux de Klimt et de Turner. “Chromatiquement, j’ai voulu imiter les impressionnistes et créer des émotions rien qu’avec une palette de couleurs. Je me suis plongé dans l’œuvre de Turner, notamment ses peintures de ciels, pour un lever de soleil se déroulant en Australie que je voulais le plus impressionnant possible.”
Salué dans sa postface par l’écrivain Alain Damasio, sorti entre deux confinements, Carbone & Silicium est, au final, bien plus galvanisant que déprimant : “Je craignais un rejet viscéral de toute œuvre un peu anxiogène, constate Mathieu Bablet, soulagé, mais les messages d’espoir du livre ont été entendus. Car mon but était d’éviter l’idée catastrophiste de la fin de l’humanité. Je préfère dire que nous sommes en transition d’un système à l’autre.”
Carbone & Silicium (Label 619/Ankama), 272 p., 22,90 €
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