Deux ans après la disparition de John le Carré, son fils fait paraître “L’Espion qui aimait les livres”, un manuscrit que son père n’avait rien fait pour publier.
John le Carré est mort d’une pneumonie en décembre 2020, à l’âge de 89 ans. Son dernier livre paru était, jusqu’à aujourd’hui, celui publié juste avant sa mort, Retour de service. L’un de ses meilleurs romans et l’un des plus désenchantés sur les services secrets britanniques – dont il fut jusque dans les années soixante – et sur le cynisme de la classe politique anglaise, tous·tes rompu·es (et corrompu·es) à la finance. À travers ses romans d’espionnage, le Carré n’a pas cessé de nous parler de l’évolution du monde par le prisme d’un regard qu’on pourrait dire de gauche, mais qu’on dira plutôt très humain, rationnel, et lucide.
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Une promesse d’un fils à son père
Écrit aux alentours de 2014, c’est pourtant L’Espion qui aimait les livres qui restera désormais comme son tout dernier roman. Son plus jeune fils, Nick Cornwell (Harkaway, de son nom de plume), a décidé de le fait paraître aujourd’hui. Dans la postface qu’il signe, il prend soin d’éviter toute attaque lui reprochant d’avoir trahi son père, en racontant la promesse qu’il lui fit lors d’une promenade sur Hampstead Heath : “Lui aussi avait un cancer, mais un de ces cancers avec lesquels on meurt plutôt que dont on meurt. Il m’a demandé de m’engager, et je l’ai fait : s’il venait à disparaître en laissant une histoire inachevée sur son bureau, accepterais-je de la terminer ?”. Le fils accepte, le père meurt, or, il n’y a pas de livre inachevé.
Un roman pas réécrit ni corrigé
Silverview (son titre anglais) est un roman en soi, déjà terminé, mais pas révisé, réécrit, ni corrigé – sur épreuves, comme cela se fait souvent avant la publication d’un texte -, puisque l’auteur ne semblait pas avoir pensé à le publier de son vivant. Fallait-il, dès lors, le faire paraître ? Oui, d’une certaine façon, puisque les fans de le Carré – dont nous sommes – y retrouveront tout ce qui fait son charme, son regard aiguisé sur l’espionnage, l’Angleterre contemporaine, la géopolitique. Direction une petite ville balnéaire, pluvieuse à souhait, dans le Suffolk, avec ambiance cosy garantie, thé et sherry, balades le long de la mer, et un petit lot de personnages mystérieux.
Le Carré aime utiliser un candide (intelligent) comme alter ego des lecteur·ices, qu’il plonge dans un bain d’espions : ce sera Julian, un ex-trader célibataire qui a abandonné la City pour ouvrir une librairie dans cette même petite ville de la côte, librairie qui ne marche pas vraiment, puisque plus personne ne lit. Sauf, semblerait-il, un type étrange, aux origines polonaises, hyper élégant, marié à une très belle femme mourant d’un cancer, et vivant à Silverview, un manoir. Celui-ci va d’abord convaincre Julian de fonder un club, “La République des livres”, puis, très vite, lui demander d’aller porter une missive à une inconnue à Londres.
Une impression de déjà-vu
Cette ambiance feutrée, amicale, littéraire – même si le seul écrivain nommé dans le livre est W.G. Sebald, pour Les Anneaux de Saturne – se double d’une enquête parmi les espions, menée par un certain Proctor. Impossible de révéler l’intrigue. Est-ce que ce roman ajoute quelque chose aux autres, est-ce qu’il mène encore plus loin la réflexion désabusée de l’écrivain sur la politique anglaise, son renseignement ? L’Espion qui aimait les livres répète beaucoup des obsessions de l’auteur – comme la tromperie, qui se joue aussi bien entre agents secrets que dans la vie privée, puisqu’Ellen, la femme archéologue de Proctor le trompe, comme celle de Smiley, son agent culte, le trompait aussi -, au point de nous donner une impression de ressassement, de déjà-vu.
Vers la fin, on fatigue aussi un peu et on se perd dans les méandres d’une résolution aux dialogues trop labyrinthiques pour en être une. Là où le Carré va un peu plus loin que Retour de service, c’est en révélant un service secret non pas neutre politiquement, ni même au service de sa Majesté, mais divisé en courants politiques, idéologiques, se tirant dans les pattes entre eux. N’empêche que son personnage le plus énigmatique, l’espion qui aimait donc les livres, restera comme l’un de ceux qu’on apprécie le plus dans ses livres, qui cache apparemment une autre histoire, romanesque : un amour impossible.
L’espion qui aimait les livres de John le Carré (Seuil). Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) par Isabelle Perrin. 240 pages. 22 euros. En librairie.
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