Après l’avoir repris pendant des années, l’auteur publie enfin ce conte noir sur le mensonge, l’incarnation, l’amour et l’inspiration. Une définition de l’art par l’écrivain.
Si par ordre de publication, Occident arrive dixième dans l’œuvre de Simon Liberati, c’est pourtant l’un des premiers romans auquel l’auteur d’Eva ait pensé. Occident est un cas passionnant d’écriture romanesque : une forme littéraire de créature de Frankenstein, puisqu’un texte repris, réécrit, raccommodé au fil de l’inspiration, de la vie.
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Et en dix ans, il s’en est passé des choses dans la vie de l’écrivain : il a remporté le prix Femina en 2011 pour Jayne Mansfield 1967, rencontré et épousé Eva Ionesco, écrit les très beaux Eva (2015), California Girls (2016) et Les Rameaux noirs (2017), coécrit avec sa femme un court métrage (Rosa Mystica, 2014) et la fin d’Une jeunesse dorée. Dans ce film d’Eva Ionesco, qui sort le 16 janvier, l’un des personnages est un peintre ayant une liaison avec une femme par opportunisme.
Popée : une fausse femme, une femme fausse
C’est aussi l’une des questions au cœur d’Occident : le narrateur, peintre old fashion, ne saura plus, à un moment, s’il aime Poppée parce qu’elle peut l’aider à trouver un grand collectionneur, à participer à des expositions importantes, ou pour elle-même. Poppée, qui est mariée, tombe enceinte, laissant planer le doute sur la paternité de l’enfant.
On monte encore d’un cran dans le malsain quand cette dernière passe certains week-ends à la campagne, chez le narrateur, avec le bébé, jouant aux parents idéaux – alors que le reste de la semaine, elle vit chez elle, à Paris, à jouer aux parents idéaux avec son mari. Poppée ou la poupée, instrument du Diable, réceptacle et vecteur des maléfices vaudous, automate à l’effigie des humains, pour les séduire et mieux les tromper. Une fausse femme, une femme fausse.
“Le monde où je vivais était souvent triste”, écrit Liberati. Et en effet, rien n’est lumineux dans ces nouvelles Liaisons dangereuses auxquelles il nous convie. On navigue de la haine au désir, de l’alcool à la drogue, de l’angoisse à la création, de Paris à l’Espagne…
Ouvrir ce roman, c’est comme ouvrir une malle
L’amour viendra quand, las d’être le jouet de sa passivité comme de Poppée, le narrateur le décidera, en partant à la recherche d’une gamine qui l’a fasciné : la jeune Emina, un peu schizophrène, internée en Suisse. Elle agace, jure comme un charretier, exige qu’on s’occupe d’elle, mais au moins, elle, elle est là, vivante, humaine, et terriblement inspirante.
Dans le prénom, dans l’histoire, on croit reconnaître certains des passages d’Eva. On y avait découvert que la première rencontre, à la fin des années 1970, de Liberati avec la toute jeune Eva Ionesco, aussi fascinante que terrifiante, était devenue la matrice de toute son inspiration : la jeune fille destroy, déchue, qui l’a hanté, à laquelle il rendait hommage dans son premier roman, Anthologie des apparitions (2004).
Occident ne se lit pas pour autant comme un roman à clef réaliste, mais comme un conte noir, symboliste : “Ce sont toujours les mêmes images qui lui viennent sans qu’elle sache jamais si elles les a rêvées la veille ou s’il s’agit de souvenirs remontant à la petite enfance. La présence ailée est un double d’elle-même repoussé aux confins du visible, lointain comme un tableau de petit format en haut d’un mur qu’elle verrait en reflet dans un lac, un chat au fond d’une rue en pente, une figure sculptée sur un chapiteau plongé dans un puits, une image de livre d’enfants anglais du XIXe siècle oublié sur le carrelage d’une maison vide.”
Ouvrir ce roman, c’est comme ouvrir une malle qui contiendrait tous les objets préférés de Simon Liberati, toutes ses amulettes, toutes ses obsessions, et tous ses mots qui ont le pouvoir magique de faire passer “cet autre soi (…) de l’autre côté du réel (…)”.
Occident crée un monde proprement romanesque, c’est-à-dire absolument atemporel, mixant hier et aujourd’hui, désuétude et contemporain, poésie et trivialité, comme seuls les rêves et l’art ont le pouvoir de le faire. Quant à “l’Occident” du titre, il est à l’image de tout le livre : baroque, teinté de décadence, agité, au bord du précipice.
A la fin, l’un des amis écrivains du narrateur lui confie qu’il va écrire un roman sur lui et Emina, ou plutôt, reprendre dans cette direction un vieux manuscrit intitulé Occident. “C’est un bon titre. Tu vas parler du déclin de l’Occident chrétien ?”, lui demande le peintre. “Oui, mes héros seront des morts-vivants amoureux perdus dans un empyrée éteint qui est l’Occident. Mais la mort n’est pas une fin, tu le sais comme moi.” Car seul l’art est une “issue sur l’autre monde”. L’autre monde… c’est bien là toute la question.
Occident (Grasset), 496 p., 22 €
Voir Interview de Simon Liberati en vidéo sur lesinrocks.com
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