Avec un troisième roman gore et hanté, l’auteur poursuit son exploration vertigineuse du mal. Pour mieux nous rappeler l’infinie fragilité du vivant. Une réussite.
Dès 2015, dans un premier roman (Les Loups à leur porte, Rivages) siglé d’un aguicheur bandeau “Attention, littérature dangereuse !”, Jérémy Fel, ancien libraire et amateur de livres de genre et de films d’horreur, amorçait une œuvre d’exploration du mal, du vice et des viscères.
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Façon puzzle et gorgé d’influences américaines tant dans la forme que dans l’imaginaire, le récit déployait une meute de personnages violents, massacrés, traqués ou tortionnaires. Victimes et bourreaux lié·es dans l’enfer par un fil rouge que le romancier diabolique déroulait au long des presque 500 pages d’un piège de fiction trash, spectaculaire et jouissif. De quoi poser les bases d’un monde romanesque magnétique et fascinant, structuré par un système de références plurielles (Oates, King, Lynch, Dostoïevski) et par une vraie maîtrise de la construction et de l’angoisse.
Après un deuxième roman (Helena, Rivages, 2018) plus classique car plus linéaire, mais tout aussi violent, Fel revient hanter cet automne romanesque avec Nous sommes les chasseurs, pavé-monstre de 700 pages, traversé jusqu’au vertige de cauchemars et d’obsessions, d’horreurs et de maléfices. Tout à la fois somme et boucle de son édifice de fiction en construction, le texte réactive les thèmes, images et silhouettes des précédents opus mais exploite avec une dextérité radicale et inédite les pouvoirs du fantastique, ceux-là mêmes qui permettent de réparer les plaies intimes et avertir des périls qui guettent.
Un exercice de pyrotechnie gore
Longues nouvelles ou courts romans, l’auteur renoue ici avec la forme chorale, kaléidoscope des grandes folies et des pulsions barbares du monde, pour explorer les troubles d’une humanité en sursis. Mêlant fantasmes et réalités, territoires et drames historiques, Fel nous balade de la dictature chilienne à l’Occupation allemande, d’une épidémie mortelle à une invasion extraterrestre, de la grange d’une ferme bavaroise ensanglantée à la crypte d’un manoir ensorcelé.
Guidés par des spectres ou des sorcières, des condamné·es et tueur·euses, les dix récits n’ont de cesse de se répondre et de se télescoper, de s’imbriquer les uns aux autres pour former une vaste chapelle de la souffrance. Politique, physique, psychique.
Étrangement pourtant, de cet exercice de pyrotechnie gore, parfois troublant jusqu’au malaise, émergent des motifs, des thèmes, des canevas que l’on devine délicats. Derrière les images de cadavres en putréfaction ou les scènes de cannibalisme explicites, le texte tout entier est travaillé par les figures d’êtres aimé·es disparu·es trop vite à qui la littérature permet de redonner vie – un ami, une mère, une idole de cinéma, un jumeau.
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Notre irresponsabilité meurtrière
En filigrane, Fel imagine entre autres le destin du jeune Grégory, personnage qu’il dote du même nom que son frère que l’on devine mort trop jeune et à qui il offre des amours et des drames, une carrière et des ami·es, du succès. Comme si la littérature pouvait défier le sort.
De massacres en malédictions, sans cesse, les mots de l’auteur paraissent vouloir rappeler l’infinie faiblesse à laquelle le vivant est condamné
Dès lors, c’est aux brûlures de l’absence et du manque que semblent répondre les déchaînements de violence du roman. Mais plutôt qu’au mal, à la cruauté ou à la folie dont sait se rendre coupable l’homme, c’est à la fragilité de la vie, celle des liens et des équilibres vitaux que réfléchit la fiction. De massacres en malédictions, sans cesse, les mots de l’auteur paraissent vouloir rappeler l’infinie faiblesse à laquelle le vivant est condamné. À sa littérature alors d’affirmer par le sensationnel et le fantastique l’alarmante évidence.
Déployant dans ces pages forêts, plaines et montagnes, habité dès la couverture par une chouette au regard halluciné, et peuplé d’animaux sauvages, Nous sommes les chasseurs semble ainsi résonner d’une sourde colère environnementale. Inspiré par un réseau d’images de cinéma, souvent américaines, l’auteur, dont l’écriture cinématographique travaille à opposer la ville viciée à la campagne exaltée, octroie à la nature une place maîtresse. Comme une divinité menacée, celle-ci apparaît sous sa plume comme l’ultime proie des hommes, victime d’une irresponsabilité meurtrière dont nous sommes tous·tes coupables. Nous, les chasseurs.
Nous sommes les chasseurs (Rivages), 720 p., 23 €. En librairie.
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