Voyages, aventures, explorations étonnantes, les mondes imaginés par les écrivains sont toujours des utopies. Embarquement immédiat avec l’anthologie des Voyages imaginaires d’Alberto Manguel.
Les vacances, c’est le temps des voyages – et généralement, ça rime avec organisation d’enfer, stress, sans compter la déception qui nous pend au nez. L’hôtel, même le plus lointain, ne correspond pas aux descriptions que vous avez lues sur TripAdvisor, les montagnes ou forêts même les plus sauvages n’ont rien à voir avec leurs photos sur Google.
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Et puis vous partez déjà inquiet : entre un Brexit annonciateurd’un délitement de l’Europe, la menace d’un Donald Trump à la tête des Etats-Unis et d’une Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle dans moins d’un an, il ne nous reste plus que la planète Mars comme refuge potentiel.
Ce temps où l’on pouvait encore rêver
Sauf que même Mars n’est plus cette inconnue prometteuse, mais une terre aride et rouge dont vous savez déjà, grâce aux images prises par un petit robot à roulettes, que votre salut ne s’y trouve pas. Il ne nous reste plus que la nostalgie d’un temps où la Terre n’avait pas été arpentée en tous sens, où faute de moyens de transport adéquats certaines zones n’y avaient pas été découvertes ; ce temps où l’on pouvait encore rêver, imaginer que s’y trouvaient des mondes magiques, étranges, voire des sociétés meilleures : se faire des utopies comme on se fait des idées.
“(…) la vraie géographie imaginaire des îles commence avec Utopia de Thomas More. (…) More inventa le lieu imaginaire suprême : le lieu qui n’est nulle part. Au cours d’un voyage en Flandre, il composa dans un latin raffiné la description d’une île gouvernée par une sorte de communisme libéral, sans propriété privée, où régnait la liberté de culte et d’éducation pour tous, hommes et femmes”, note Alberto Manguel dans une introduction à Voyages imaginaires, son anthologie, ou plutôt sa sélection de quelques romans nous transportant dans des mondes inventés.
Fréquenter Borges aura laissé de profonds stigmates dans l’imaginaire de Manguel
Né en 1948 à Buenos Aires, Manguel a passé du temps avec Jorge Luis Borges : devenu aveugle, l’écrivain engage le jeune homme pour lui faire la lecture. Fréquenter l’auteur de “La Bibliothèque de Babel” aura laissé de profonds stigmates dans l’imaginaire de Manguel : très vite, il signe avec Gianni Guadalupi un Dictionnaire des lieux imaginaires.
“(…) nous avons parcouru, Gianni Guadalupi et moi, avec l’énergie inhérente à la jeunesse, des milliers de récits de voyages étonnants et imaginaires. Dans l’interminable catalogue des lieux rêvés depuis tant de siècles, nous en avons choisi un petit nombre, à peine deux mille, pour les inclure dans notre dictionnaire éclectique.”
Deux romans anciens pour mieux regarder le présent
Trente ans plus tard, pour cette anthologie, le nombre de textes s’est drastiquement réduit. Manguel évite les plus connus, comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe ou Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, pour nous permettre de découvrir quelques perles rares, voire méconnues ou complètement oubliées de l’histoire littéraire. Six romans écrits par trois auteurs français, un Canadien, une Américaine et un Hongrois.
Parmi eux, il faudra absolument lire L’Etrange Manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre de James De Mille et Herland de Charlotte Perkins Gilman. Parce que “la géographie imaginaire nous permet aussi de trouver la solution de problèmes politiques complexes dans le monde où nous vivons ou, du moins, de nous en faire une idée plus juste”, ces deux romans, même si l’un a été écrit au milieu du XIXe siècle et l’autre en 1915, pourraient bien nous faire jeter un regard critique sur notre présent.
L’hilarant postulat du roman de James De Mille nous fera mesurer la vacuité de notre temps marqué par une injonction à la célébrité et à la légèreté, rompu aux hashtags “happy”, “friends”, “family” et “love”. A bord d’un yacht près des îles Canaries, quatre amis repêchent un cylindre de cuivre contenant le récit d’un matelot : celui-ci y raconte ses aventures “chez les Kosékins, qui vivent sous la glace dans l’Antarctique. Les Kosékins sont, très radicalement, le contraire de quelqu’un comme Adam. Ils préfèrent l’obscurité à la lumière, punissent la richesse au lieu de la rechercher, aspirent à la mort au lieu de chérir la vie.”
« L’une des utopies féministes les plus réussies qui furent jamais écrites »
Oubliée aujourd’hui, Charlotte Perkins Gilman connut un succès mondial en publiant Women and Economics en 1898. En 1915, elle signe le génial Herland, “l’une des utopies féministes les plus réussies qui furent jamais écrites. Trois Américains, intrigués par les légendes locales, découvrent sur une haute montagne un pays grand comme la Hollande. Devenus les premiers mâles à visiter Herland en près de deux mille ans, ils y découvrirent une société entièrement féminine. ‘Les hommes aussi sont des personnes’, telle est leur conclusion éblouissante.”
Herland séduira tous ceux (mais surtout toutes celles) qui en ont assez de vivre dans une société encore trop insidieusement patriarcale. Ne nous reste plus qu’à annuler vols, trains, hôtels et autres locations – pourquoi ne pas passer l’été chez soi à voyager mentalement ?
Voyages imaginaires (Robert Laffont/Bouquins), 1 376 pages, 32 €
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