Enfin traduite, l’autobiographie du peintre anglais Michael Wishart nous plonge dans le monde flamboyant d’une bohème évanouie. Une existence de drogue, de sexe et de romanesque où l’on croise Francis Bacon, Peggy Guggenheim, Nancy Cunard et tant d’autres.
Publiée en Angleterre en 1977, l’autobiographie du peintre anglais Michael Wishart est devenue le livre culte de toute une génération. Enfin traduit en France, il se peut qu’il y acquière le même statut.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En plus d’une écriture aussi poétique que mélancolique, à la lucidité aiguë sans jamais rien perdre en bienveillance, Le Saut de l’ange nous plonge dans une existence artistique et bohème, peuplée d’une galerie d’excentriques flamboyants qui déclinèrent l’adage “sexe, drogues et rock’n’roll” bien avant l’invention du rock.
Une mère vamp, figure des roaring twenties
Le jeune Michael naît dans une famille aisée en 1928, c’est-à-dire en pleines roaring twenties, cette décennie qui fut désinvolte jusqu’au suicide dans une Angleterre où les classes commencent timidement à se mélanger, et dont les chefs de file sont les bright young things – le premier “mouvement” jeune –, avides de parties, night-clubs, drogues dures, alcool et amours libres.
Y règnent les sœurs Mitford, le dandy Stephen Tennant, mais aussi les moins aristocrates Evelyn Waugh et Cecil Beaton, et surtout une jeune vamp, Lorna Wishart, la mère de Michael : “Ma mère se penche au-dessus de moi. Dans sa robe de soirée, auréolée de paillettes qui scintillent autant que ses yeux outremer, elle a tout d’une sirène de bal. L’œdipe embryonnaire reçoit le baiser de la vie. Après son départ, j’enfouis mon visage dans l’oreiller froid où flotte le parfum Fleur de Rocaille de Caron.
“Des boîtes de nuit que j’imagine (…) pareilles au palais de Koubla Khan en Xanadu”
J’écoute attentivement le ronronnement de la Bentley marron chocolat et le crissement des gravillons de l’allée sur son passage. Ma mère, toujours seule, file à vive allure le long des haies d’aubépine gagnées par l’obscurité, vers des boîtes de nuit que j’imagine, dans mon demi-sommeil solitaire, pareilles au palais de Koubla Khan en Xanadu.”
Elle file surtout rejoindre son jeune amant Lucian Freud – même si cela n’est pas dit dans le livre. Freud deviendra plus tard l’ami de Michael (qui se lie aussi avec le jeune Francis Bacon, rencontré dans un bar), ainsi que tous les princes déchus des bright young things, dont le temps n’a pas entamé l’exubérance, ni le goût pour l’autodestruction.
Des célébrités dans le labyrinthe
Wishart passe son temps à peindre (il aura sa première exposition à l’âge de 16 ans), à boire, à se camer ou à se désintoxiquer, à voyager (de la Provence à Venise, du Maroc à New York, etc.) mais surtout à aimer.
Adolescent perturbé par sa bisexualité, il tombe amoureux d’un garçon fantasque et drogué qui vit reclus en compagnie de souris blanches ; en 1950, il épouse la peintre (suicidaire) Ann Dunn, dont il aura un fils ; enfin, il tombera amoureux du dandy Nicky Haslam, un proche de David Bailey.
Le Saut de l’ange ressemble à un palais qui ne serait hanté que par les fantômes les plus romanesques. Au gré de ses couloirs labyrinthiques, on croisera Marie-Laure de Noailles, le poète Olivier Larronde, Tristan Tzara, Utrillo, Giacometti, Peggy Guggenheim, Nancy Cunard…
La marquise Caseti pour voisine
Des survivants des bright young things, l’actrice lesbienne et camée Brenda Dean Paul, qu’il verra, dans un restaurant, vider l’eau d’un vase dans une seringue pour se l’injecter ; et aussi le fabuleux Stephen Tennant, qui ne quitte plus son lit : “Etendu, maquillé, essayant à la suite bracelets, bagues, colliers de perles, chaînes de chevilles, multiples parures dispersées devant son trône, ce poète esseulé éblouit aussi par ses monologues originaux, brillants comme des serpentins dans un vent crépusculaire.”
Lors d’un de ses nombreux retours à Londres, quand Wishart trouve une chambre à Beaufort Gardens, sa voisine n’est autre que l’excentrique marchesa Casati, autre vestige flamboyant d’un temps évanoui : “Sa longue silhouette émaciée était enveloppée, du cou aux orteils, d’un pan de velours élimé et taché. (…) Jamais je ne la vis sans sa vieille toque mitée en peau de léopard.” Il sera, paradoxalement, peu question de sa peinture dans ces pages : “Il ne me serait jamais venu à l’esprit d’écrire sur mon travail car j’ai toujours peint ce qu’il m’était impossible d’exprimer mieux par le verbe.”
Wishart a l’art de capturer la poussière de toutes ces étoiles
Le verbe, que Michael Wishart manie à merveille, il a préféré le mettre au service d’un autre art : celui de capturer la poussière de toutes ces étoiles, pour immortaliser leurs faisceaux alors qu’elles sont déjà mortes depuis un million d’années, et celle de ces comètes que furent les trois amours de sa vie.
Il a choisi d’achever cette autobiographie quand son dernier amour, Nicky Haslam, le quitte : seulement âgé de 33 ans, Wishart décide de dire adieu à sa jeunesse. “Je sais aujourd’hui que je n’étais pas fait pour le bonheur, mais pour une chose que je chéris plus encore, par nécessité, une sorte de révélation qui se tapit au-delà du désespoir.”
Le Saut de l’ange (Payot), traduit de l’anglais par Catherine Piola, 332 pages, 21 €
{"type":"Banniere-Basse"}