Dans un « Petit traité du compromis », le sociologue Christian Thuderoz relève le pari difficile de faire l’éloge d’un geste politique souvent moqué pour sa fadeur. Au fil d’une riche réflexion, l’auteur démontre en quoi l’art de la concession abrite des grandes vertus politiques et forme le cœur nécessaire d’un art démocratique.
Si l’un des pères de la sociologie allemande Georg Simmel estimait qu’il était “l’une des plus grandes inventions de l’humanité”, le compromis a mauvaise presse. Il reste associé dans l’imaginaire collectif à un geste purement négatif. Sa proximité sémantique avec la “compromission” éclaire probablement l’origine de sa détestation.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Faire des compromis, ce serait comme renier ses croyances, s’abaisser devant les autres, ranger ses principes, trahir ses causes. Le compromis inviterait ainsi à une sorte d’éthique du renoncement, voire de la lâcheté. Or, dès lors qu’on y réfléchit de près, le compromis est tout le contraire : une vertu démocratique, un geste d’affirmation, de raccordement, d’ouverture à l’autre. Dans son Petit traité du compromis, l’art de la concession, le sociologue Christian Thuderoz s’évertue précisément à démonter les préjugés dont le compromis fait l’objet, pour proposer, à rebours, un vrai éloge de ce souci de l’entente cordiale, par-delà tout ce qui oppose les sujets entre eux.
Nourri de nombreuses références issues de l’histoire des sciences sociales – Marcel Mauss, Max Weber, Emile Durkheim, Paul Ricœur, Marcel Hénaff, Luc Boltanski… –, l’essai prend acte dès le départ de l’ambivalence du mot. Le compromis couple une notion positive : accepter de coopérer en situation de conflit, et une notion négative : abandonner une part de ses prétentions dans un entre-deux fade et sans grande puissance. Au fil d’une réflexion brillante, l’auteur définit les contours rigoureux de cet acte ambigu, afin de clarifier les multiples “formes compromissoires” et les divers types de compromis.
Le goût du consensus
Thuderoz observe avec justesse que “nouer un compromis”, c’est peu ou prou “tenter de rendre justice”, autant à soi-même ou au groupe que l’on représente, qu’à autrui, “en définissant une procédure de partage de biens litigieux, d’échanges de biens revendiqués ou de définition de règles du vivre-ensemble, mutuellement satisfaisantes”. Et le sociologue de souligner : “Rechercher cette satisfaction conjointe suppose que chaque négociateur considère l’autre moins comme un adversaire qu’il faut contraindre que comme un partenaire qu’il faut convaincre”.
Tout l’art de la concession que produit le goût du consensus repose sur la capacité à déplacer son propre point de vue pour le laisser ouvert à une autre musique, à un autre regard, à une autre optique. Comme une capacité d’accueil d’un point de vue étranger à soi. “Savoir se mettre à la place de l’autre, adopter sa perspective, comprendre ses réticences, et considérer que son problème est aussi le nôtre, illustre cette moralité du compromis : il est une orientation vers autrui, la prise en compte de ce qu’il est et de ce qu’il revendique.”
Ce à quoi le compromis nous pousse, c’est à la nécessité d’allouer des droits, de partager des biens, d’attribuer des ressources, de définir des règles. Ce serait donc, pour l’auteur, une immense erreur de “voir le compromis comme un mode par défaut”. Beaucoup plus puissant qu’il veut bien paraître, le compromis, loin d’être un pis-aller, reste “une manière intelligente de résoudre les conflits et de répartir les droits”.
L’histoire politique, mais aussi l’histoire des sensibilités, est pleine du génie de ceux qui ont su, à un moment précis de leur temps mouvementé, inventer des dispositifs au terme desquels un compromis venait consacrer la paix retrouvée des âmes, la victoire douce de la réconciliation, voire l’accord minimal sauvant l’essentiel d’une relation commune. En cela, Christian Thuderoz a raison d’affirmer que “le programme du compromis est un programme d’approfondissement de la démocratie” : une démocratie “délibérative”, où nulle tyrannie n’empêche quiconque de participer à la définition des règles du vivre-ensemble ; une démocratie “pluraliste”, où les conceptions du juste et du bien, par le jeu de la confrontation, sont explicitées et argumentées ; une démocratie “régulée”…
“Une pensée de midi”
Au fond, le compromis n’est autre qu’une méthode pragmatique, permettant de “résoudre les différends sans égaliser les différences”.
“Il part du point de vue que les divergences sont réductibles, que des zones d’accord existent continûment, que des intérêts peuvent se révéler compatibles.”
Il est “génératif” en ce sens qu’il crée de la valeur, du lien social ; il articule des polarités, actionne des dynamiques sociales. Et si l’art de la concession ne peut être absolu en soi – comment accepter de faire des concessions avec des ennemis de la liberté ou avec tous ceux qui se positionnent en dehors des règles communes d’un cadre social et politique démocratique ? –, il reste un principe devant guider beaucoup de nos actions, fût-ce au prix de certains renoncements égotistes.
Comme le rappelle Christian Thuderoz, la pensée du compromis est pour reprendre l’expression d’Albert Camus est “une pensée de midi”. Une pensée de la mesure, de l’équilibre. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit pour autant une pensée de la moyenne “qui nivelle” ou de la confusion “qui obscurcit”. C’est “une pensée dialogique qui ne vise pas à résoudre les contradictions en les dépassant mais à les maintenir en tension, sans les dénaturer”. Elle ne procède pas “par répulsion ou disjonction, mais par distinction et récursivité”. C’est en cela qu’aujourd’hui comme hier, cette pensée de midi, visant la juste répartition des droits et l’équilibre de la mesure, reste absolument utile.
Au-delà d’une morale à la réputation un peu fade, l’art de la concession muscle le corps social, sans lequel il se disloquerait tragiquement. Le compromis nous sauve du chaos.
Petit traité du compromis, l’art de la concession de Christian Thuderoz, (Puf, 368 p, 20 €)
{"type":"Banniere-Basse"}