Nous avons proposé à l’écrivain Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018, d’écrire une tribune suite aux élections européennes et à la dissolution de l’Assemblée nationale. Dans son texte, il nous rappelle que l’on aurait tort de mépriser les électeur·ices d’extrême droite.
Le soir du 21 avril 2002, quand Le Pen se qualifia pour le second tour de la présidentielle, je me trouvais chez mes parents. Je faisais des fiches en vue d’un partiel, la télé en fond sonore, et nous avions reçu la visite impromptue d’une tante et de son ami – appelons-le M. Jean. Drôle de moment pour passer prendre l’apéro. Cette tante était une vieille dame très douce, très pâle, qui sentait bon la savonnette et l’eau de Cologne, pieuse et qui ne s’était jamais mariée. Elle s’était entichée de M. Jean sur le tard, type assez exécrable en fait, sanguin, mal poli, dont je ne savais pas grand-chose sinon qu’il avait une belle cave que mon père évoquait avec des regards concupiscents. Toujours est-il qu’il votait Le Pen et avait convaincu ma tante d’en faire autant.
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Mon père aussi votait FN en 2002. Il avait eu 20 ans en 68, une vie de salariat et de syndicalisme, avait soutenu le programme commun en 1981 et comme pas mal de mecs de son genre et de sa génération, viré de bord. Le vote ouvrier déjà se déportait. Lui réparait des ascenseurs. Peut-être qu’il avait suffi qu’un gamin l’injurie dans une tour d’une quelconque ZUP pour qu’il opère cette conversion. Toujours est-il qu’il votait FN mais ne s’en vantait pas. Deux de ses oncles communistes avaient été déportés pendant la guerre. Il disait aussi en parlant d’un collègue qui s’appelait Youssef, lui au moins c’est un bosseur.
“C’était grave. Il avait joué avec le feu. Il avait peur”
Ses convictions atrabilaires et tardives causèrent entre nous dix ans de brutales disputes. Dix années de repas gâchés, de luttes œdipiennes réinvesties sur le terrain politique. Et ce 21 avril 2002, l’extrême droite arrivait pour la première fois au second tour. Ma mère était consternée, ma tante muette, je fulminais. M. Jean, lui, presque mauve de ravissement, proposa de sabrer le champagne. Je vis alors l’embarras de mon père. Sa conscience torturée tout à coup. Non. Pas de champagne. C’était grave. Il avait joué avec le feu. Il avait peur.
Je crains que ces pudeurs ne soient plus du tout d’actualité et que l’inventaire des raisons qui ont favorisé l’extrême droite depuis 2002 ne puissent même plus être dénombré. Déclin du PCF, volte-face des socio-démocrates vis-à-vis des classes populaires, désindustrialisation, mondialisation, débine des services public, polarisation galopante, désinhibition de la xénophobie, ressassement des médias Bolloré, accroissement des inégalités, décrochage du pouvoir d’achat, terrorisme, violences urbaines, j’en passe. Sans compter cette mue que le RN a accomplie. Il galvanise désormais les mômes sur TikTok, inspire les décisions du gouvernement et son nouveau leader, qu’on croirait créé par une IA ayant hybridé Clark Kent et Bruno Mégret, séduit largement. Oui, tout, décidément, semble aller dans le même sens.
Mais je crois qu’on n’insistera jamais assez sur le mobile psychologique et sur les effets du mépris dans un pays aux mentalités encore largement aristocratiques.
“Dérive managériale de l’art de gouverner”
En 2005, les Français rejetaient le traité pour une constitution européenne, vote clair, significatif, par-dessus lequel les décideurs passèrent allègrement. Là débutait une histoire singulière qu’on pourrait appeler la comexisation de la politique française. À partir de ce point précis, ceux qui savent, hauts fonctionnaires, techniciens, experts, politiques formés aux bonnes écoles, membres du Comité exécutif hexagonal en somme, décideront de plus en plus en vertu de leurs savoirs communs, de leurs consensus de cabinet, de leur feuille de route internationale, de leurs datas et du marché, de leurs actionnaires quasiment, et de moins en moins d’après la volonté du peuple. Pour faire clair, ils géreront le pays comme une multinationale, traitant les citoyens en salariés, leur avis étant au mieux bon pour la boîte à idées. La réforme des retraites, passée sans majorité pour la soutenir, sans approbation du Parlement, représente le point culminant (parce que le plus caricatural) de cette triste manière de faire de la politique.
On n’imagine pas à quel point cette dérive managériale de l’art de gouverner, le surplomb qu’elle suppose, les dénis de démocratie auxquels elle a donné lieu, a mis le feu aux poudres un peu partout dans ce pays.
“Des gens qu’en tout cas on aurait tort de mépriser”
Alors quand j’ai vu ces derniers jours mes amis, mes contacts, tous progressistes, qui vivent bien souvent en centre-ville, artistes, universitaires, cadres, profs, anciens Erasmus, cosmopolites ou fiers représentants de la “gauche podcast”, exprimer à leur tour un dédain qui pour être différent n’est pas moins comparable, je me suis dit merde. Je les ai vus faire état de leur honte de vivre dans un pays de fachos, dauber sur les villages rabougris et les populations impardonnables, je les ai vus se gargariser de leur vertu civique, de leurs modes de vie à la pointe et de leur générosité idéale, je les ai vus faire de la morale plutôt que de la politique.
Or je suis absolument convaincu que parmi ces millions d’électeurs du RN, il n’y a que très peu de salopards véritables, d’idéologues, de vrais fafs prêts à en découdre. Il y a certes pas mal de racisme ordinaire, des quidams qui se sentent désormais autorisés, encouragés par l’ambiance, les copains, qui ont l’impression d’avoir le droit. Mais rien qui ne puisse se convertir, être dérivé, ramené à un peu de décence. Ces électeurs, ce sont surtout des citoyens qui sont de leur monde. Des gens qui se sentent fragilisés, qui ont des CAP, des BTS et font des kilomètres pour aller bosser, qui pour certains ont manifesté sur les ronds-points, des petits entrepreneurs, des artisans qui en ont ras le bol de contribuer plus que des milliardaires, des travailleurs mal payés qui s’occupent des vieux, nettoient les bureaux, des gens qui roulent au diesel, font des barbecues et sont saoulés qu’on leur fasse la leçon, des gens qui trouvent que l’école de leur gamin se dégrade et que patienter dix heures aux urgences n’est pas acceptable, qui voient le prix du caddie flamber et se serrent la ceinture sur tout l’accessoire, des ruraux qui se sentent envahis et aussi bien abandonnés, des habitants de petites villes et de bourgs qui craignent pour leurs habitudes, des anciens dépassés par l’époque, des gens qui se sentent trop souvent toisés, qui craignent les quartiers, considèrent que l’immigration ça coûte et que le bordel ça suffit, qui pensent que Paris n’en a rien à foutre et que la gauche leur crache dessus. Des gens qui rouspètent, qui trouvent que c’est pas normal, qui veulent autre chose, et parfois leur revanche. Des braves gens, des casse-pieds, des rageux, des décomplexés. Mais pas des fascistes. Des gens qu’en tout cas on aurait tort de mépriser.
Car demain, qu’une digue contre le RN opère encore une fois ou pas, la gauche ne peut plus faire l’économie d’une reconquête des milieux populaires qui votent à l’extrême droite. D’une partie au moins. Elle est trop faible et la vague du RN ne dégonflera pas sans cela. Tant que la gauche n’adressera pas ces problèmes et n’offrira pas une sortie par le haut à ces passions mauvaises qui tournent dans le ventre du pays, nous ne ferons que repousser temporairement la catastrophe. Tant que la gauche n’ira pas chercher aussi ces électeurs qui ne sont ni des minorités ni des grandes villes, qui sont la moyenne qui gronde, rien ne sera réglé. La gauche doit se préoccuper de ce peuple-là parce que c’est sa mission historique d’aller à ce qui subit, parce que c’est la seule solution pour réduire l’abcès politique qui depuis vingt ans transforme chaque élection en roulette russe ou en prise d’otage. Elle doit le faire parce que mon père n’était pas un salaud et que ces gens n’en sont pas non plus.
Dernier livre paru : Le Ciel ouvert (Actes Sud).
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