Nicolas Mathieu a créé la polémique récemment en s’exprimant contre les sensitivity readers. Avec ses posts sur les réseaux sociaux, drôles et engagés, de plus en plus lus et discutés (notamment dans les rédactions), l’auteur de “Leurs enfants après eux” (Prix Goncourt 2018) incarne aujourd’hui une critique politique et souvent salutaire des mœurs de l’édition et de notre société en général. Nous avons voulu revenir avec lui sur le danger des sensitivity readers, son débat avec Kevin Lambert, sa présence sur Instagram, et bien sûr la littérature, tout simplement.
Pourquoi avoir réagi au fait que Kevin Lambert ait fait appel à une “sensitivity reader” ? Trouvez-vous cette pratique (de plus en plus courante dans les pays anglo-saxons) nocive ou contraire à la littérature ? Est-ce que la littérature doit se garder de déplaire ?
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Ce qui m’a fait réagir dans un post sur Instagram du Nouvel Attila, qui reprenait des propos de Kevin Lambert, ce sont deux choses très précises. Le fait que Kevin semblait ranger dans la catégorie des réactionnaires tous ceux qui pouvaient avoir un avis négatif quant au recours à des sensitivity readers. Et ensuite, une question de ton. Dans ce post, il y avait une fierté, un côté revendicatif, qui faisait de cette méthode de travail non seulement un gage de qualité littéraire, mais aussi un gage de vertu morale et de modernité. Entre les lignes, on pouvait lire, je bosse avec une sensitivity reader et ça me permet d’être plus juste, moins dans les clichés, et ceux qui ne sont pas de cet avis sont du passé, des réacs, finalement des gens qui font partie du problème. Je suis très sensible à ce genre de manière de faire, la disqualification par l’apologie. C’est une ruse redoutable.
Ce n’est pas la première fois que j’entends ce discours, que je vois se développer dans les milieux culturels progressistes cette idée que les sensitivity readers sont nécessaires et que ceux qui ne seraient pas de cet avis se trouveraient du mauvais côté de l’histoire. Ça fait un moment qu’on sait que ces pratiques ont gagné des maisons d’édition américaines, et déjà commencé à peser dans l’édition jeunesse en France. Pas mal de gens à gauche sont un peu tétanisés par cette manière de présenter les choses, et ne se sentent plus autorisés à défendre une vision maximaliste de la liberté d’expression et de la liberté des auteurs et des autrices. J’ai mis les pieds dans le plat, de manière virulente, c’est sûr. Sans vraiment savoir qui est Kevin Lambert, sans animosité à son endroit.
Par ailleurs, il y a un curieux glissement lexical de sensitivity reader à sensitive reader que je ne comprends pas bien. Moi aussi je me documente, je fais relire par des gens qui peuvent m’apporter leur connaissance d’un mode de vie, d’une ville, d’un métier, des gens qui me prêtent leur savoir et leur sensibilité par rapport à certains sujets. Je l’ai toujours fait. Et je n’appelle pas ça un sensitive reader.
Mon problème, c’est le sensitivity reader, tel qu’il est défini à l’origine et officie notamment dans les pays anglo-saxons, celui qui a la fonction dans une maison d’édition de s’assurer qu’un texte littéraire ne contient pas “de contenu offensant”. C’est le point précis qui m’importe. Nous écrivons en exerçant déjà une autocensure (inconsciente et raisonnée), les éditeurs sont là aussi, il y a un cadre légal qui limite les possibilités d’expression. Il y a encore les recours a posteriori : les retours des lecteurs, la critique, les livres qui ensuite viendront contredire, ou mieux faire. Notre liberté est loin d’être illimitée. Le recours à des professionnels de la sensibilité du lectorat me dérange parce que c’est une manière de faire primer en amont des enjeux de progrès social sur des libertés d’expression qui sont des conquêtes, et que nous devons préserver à tout prix. C’est une manière de marketing des susceptibilités aussi. C’est enfin du mépris pour le lecteur qui avant de se froisser, peut aussi juger, rejeter, choisir, préférer, etc.
Le lecteur ou la lectrice a, en effet, le droit de penser par lui ou elle-même…
Dans le concept même de sensitivity reading, il y a l’idée de ménager le lectorat, certes pour la bonne cause, pour éviter la perpétuation de stéréotypes ou de biais. Et je comprends l’ambition progressiste de ceux qui veulent organiser les discours afin de promouvoir l’avènement d’un monde meilleur. Mais je crois que la littérature doit veiller à sa liberté, par principe, qu’elle n’est pas l’outil du progrès, qu’elle n’a pas à faire allégeance au militantisme, à l’idéologie ou à des fins politiques, fussent-elles les plus louables. La littérature n’est pas non plus un produit culturel qui doit s’adapter à une audience. Laissons fleurir le plus de voix possible, ouvrons le champ au maximum de voix minoritaires. C’est comme ça que ça doit se passer. Par la multiplication des possibles, pas par la contention des discours.
Je rappelle le mot de Jean Cayrol, qui fut écrivain, poète et éditeur au Seuil : “Qu’est-ce qu’éditer, c’est prendre la défense de ce qui est monstrueux et permettre au messager de délivrer ses présages.”
“Cette fonction ne peut pas ne pas être une forme de vigie idéologique”
Après avoir échangé avec l’auteur, vous avez finalement écrit que “vous reconnaissez aux écrivains la liberté de faire appel à des sensitivity readers”. N’est-ce pas encore plus contradictoire ? Pourquoi est-ce que cette démarche, à votre avis, est plus inacceptable quand elle vient de la maison d’édition ?
Bien sûr que je lui reconnais cette liberté. Je ne l’ai jamais contestée. Ce qui me dérangeait, c’est qu’il classe ceux qui ne veulent pas de ce genre de trucs dans la case réac. Et que son éditeur fasse de cette pratique un critère de distinction, voire de qualité littéraire. Le vrai problème, c’est l’universalisation du dispositif. Si les sensitivity readers sont partout, que c’est obligatoire, qu’on ne vous laisse plus le choix, que ces fourches caudines deviennent le passage obligé dans chaque maison d’édition, là on entre dans une mécanique redoutable. Cette fonction ne peut pas ne pas être une forme de vigie idéologique. Et la littérature n’a pas à se plier à ce genre de tutelle. Pour l’heure, on en est loin en France. Mais il doit y avoir un discours de gauche qui défende ces libertés. Les Américains nous alertent depuis pas mal de temps sur ces contraintes qui s’exercent sur la littérature et la fiction.
Que pensez-vous des cas de réécriture d’Agatha Christie, d’Ian Fleming ou encore de Roald Dahl en Angleterre ?
C’est aberrant. C’est du révisionnisme littéraire. C’est prendre les gens pour des cons. Qu’on agrémente les ouvrages qui en ont besoin d’un appareil critique, qu’on fasse de la pédagogie, du commentaire de texte, qu’on contextualise et explique, tout ce qu’on voudra. Mais que notre époque se sente à ce point moralement supérieure, ça me scie. À moins que ce ne soit au fond que le triomphe de l’épicier sur l’artiste et qu’il s’agisse avant tout, avec ces changements, de faire primer la satisfaction du client sur tout le reste. Mais je suis convaincu que ça n’est qu’un moment.
Êtes-vous surpris que votre post Instagram soit autant remarqué, trouve un tel écho dans la presse ?
Je savais que c’était un sujet polarisant, mais j’ai quand même été surpris, très vite navré par les récupérations et les malentendus. Premier malentendu, le Figaro écrit dans la foulée que je reproche à Lambert de recourir à des sensitivity readers. Je lui reprochais de sembler penser que ceux qui n’y étaient pas favorables étaient des réacs. Je lui reprochais de s’en vanter. Ce n’est pas exactement la même chose.
Deuxième malentendu, les jurés du Goncourt qui voient là une sorte de coup de pression. Je n’avais même pas conscience que Kevin Lambert était dans la première liste du prix. Et je suis très bien placé pour savoir que les jurés sont très jaloux de leur indépendance et ont horreur qu’on leur dise quoi faire. Alors, me prêter un projet d’influence, c’est complètement absurde. Mais c’est aussi le jeu, on lance un mot, il est repris, tordu, chacun projette dessus ses propres enjeux. Je ne vais pas chouiner. On sait comment ça marche. Si on veut éviter les ennuis, il ne faut pas s’exprimer sur ce genre de questions.
Quand et pourquoi avez-vous choisi d’ouvrir un compte Instagram ? Votre manière de vous en servir a-t-elle changé ?
J’ai dû ouvrir un compte Insta vers 2012. J’y postais des images personnelles, des textes, des critiques de film je crois. Chemin faisant, ça s’est modifié, et compte tenu de l’audience croissante. C’est devenu un mégaphone, politique notamment. Mais il reste de la place pour des vannes, des clins d’œil, des choses de la vie, et ces textes plus écrits, poétiques, qui courent sur plusieurs années, qui furent le laboratoire de l’écriture romanesque récente, qui constituent une forme littéraire, quoi qu’on pense du medium qui les véhicule. J’ai écrit là des textes qui sont comme des briques, les plus denses que j’ai su faire. J’y ai mis autant de force et de cœur que dans mes romans. On peut regarder les réseaux sociaux de haut. N’empêche. J’ai écrit là des phrases comme on plante des clous, avec tout ce que j’avais dans le ventre. Et ça fera bientôt un recueil : Le ciel ouvert.
“Le truc, c’est que lorsque quelque chose m’affecte, ça produit du texte”
Vos posts sont beaucoup lus, relayés, et commentés (notamment, je peux vous l’assurer, entre journalistes). Avez-vous conscience d’être devenu une sorte d’ “arbitre” du milieu littéraire ? Est-ce un rôle que vous aimez jouer, ou est-ce malgré vous ?
Je sais que je suis lu, on m’en parle partout où je vais. Mais je ne pense pas du tout être un arbitre du milieu littéraire. Je n’ai pas ce pouvoir. Je ne ferais pas le succès d’un livre par exemple, ni sa ruine. Je ne tranche pas les querelles qui y ont cours. Le truc, c’est que lorsque quelque chose m’affecte, ça produit du texte. Donc Insta est un peu le réceptacle de tout cela. Et il s’avère que pas mal de gens trouvent dans ces mots un écho à des choses qu’ils pensent parfois confusément, ou aimeraient dire.
Est-ce le rôle de l’écrivain de commenter l’actualité littéraire et du monde de l’édition ? Entre retrait romantique et intellectuel engagé, l’écrivain semble tiraillé – ou du moins son image – entre deux positions parfois opposées, et datées. Quel est pour vous le rôle de l’écrivain contemporain dans la société de son temps ?
Les écrivains n’ont pas de rôle déterminé. Ils font bien ce qu’ils veulent selon leurs moyens, leurs stratégies d’existence, les sujets qui les affectent le plus, les horizons esthétiques ou politiques qu’ils se fixent. Il n’y a pas de devoirs des écrivains, seulement des pouvoirs. Je ne nourris pas une sorte de projet sartrien ou romantique d’interventionnisme politique très élaboré. Tout dépend de ce qui me heurte, j’imagine. Et au fond, je suis comme tout le monde dans ce grand barnum des avis et des égos. Je regarde, je réagis. Peut-être que je réagis simplement de manière plus aigüe, mieux articulée. Et quoi qu’il en soit avec un peu de retentissement du fait de ma position dans l’espace littéraire.
“L’amour des livres brûle toujours très très fort”
Comment voyez-vous le milieu de l’édition aujourd’hui ?
Comme tous les milieux professionnels. Il a ses grandeurs, ses bassesses, ses manies, ses ambitieux, ses intérêts, beaucoup de rivalités. Peut-être davantage d’ego. Il est encore très empreint d’esprit scolaire, les prix, les accessits, les meilleurs, les bons élèves, les enfants terribles. Dans l’ensemble, c’est un milieu extrêmement progressiste en principe, fondamentalement bourgeois par nature. Souvent vipérin, parfois snob, avec ses chapelles, plein de gens passionnants et de brutalité feutrée, mais aussi d’amitiés. Toujours inquiet de son avenir. Ce qui le sauve, en dépit de la managérisation galopante et de la prolifération de gens qui viennent d’écoles de commerce, c’est qu’au fond, l’amour des livres brûle toujours très très fort.
Comment voyez-vous l’apparition d’un Vincent Bolloré (sa volonté de mainmise sur l’édition et les médias, à son rachat de la librairie L’Écume de pages)? Et pensez-vous que la résistance face à lui a été pour le moins… molle ?
Je lisais récemment L’Éditeur, un livre où Capucine Ruat évoque la figure de Jean-Marc Roberts. Elle reprend un article de 1995 qui évoque déjà la question de la concentration. C’est un problème ancien. La nouveauté avec Bolloré, c’est que son projet économique et industriel se double d’une ambition politique d’extrême droite. Et qu’il ose TOUT. On se demande dès lors ce qui pourrait l’arrêter, jusqu’où ça ira, quels effets ça va produire dans les têtes de ce pays, ce que ça prépare, à qui ça servira ? Répondre à ces questions, c’est se trouver confronté à l’éventualité du pire des mondes possibles.
Vous semblez lire beaucoup de littérature contemporaine…
Non, je n’en lis pas tant que ça. Quand je vois des gens, comme François-Henri Désérable, qui vraiment lisent presque tout ce qui sort, je suis admiratif. Je suis mon fil d’Ariane, un livre me mène à un autre. Je réponds à des humeurs, des envies de climat, de genres, parfois une fixette sur tel ou tel auteur, comme Colette ou Giono ces dernières années. C’est le plaisir qui prime.
Quels sont les titres de la rentrée que vous avez lus et aimés ?
J’ai lu et aimé Triste Tigre de Neige Sinno et Western de Maria Pourchet. Je lirai sûrement le dernier Bégaudeau. J’aime généralement beaucoup ce qu’il fait.
Est-ce que la question d’être contemporain, de dire votre temps, de dire la société, est une question importante pour vous au moment où vous écrivez ?
Oui. Ça m’intéresse et ça me tourmente. Parce que j’ai maille à partir avec ce monde, ce temps, et qu’écrire est une manière de rendre tout ça tolérable, de me venger de l’état des choses. Et j’avoue craindre de perdre cette sensibilité à l’époque. Ça me paraît pourtant inévitable de décrocher. On vieillit, on s’embourgeoise, on ne saisit plus les signes avant-coureurs, on est plus dans les soutes. J’ai peur de ça.
Quand vous écrivez, qu’est-ce qui est le plus important ?
Faire exister des personnages, rendre la vie, le style.
Est-ce que la société dans laquelle nous vivons, la France d’aujourd’hui, sa dureté, son climat politique, mériteraient un roman et si oui, lequel ?
Toutes les sociétés et toutes les époques ont nécessairement besoin de leurs romans. Ils s’écrivent, je crois. Je ne sais pas si nous avons déjà vu l’avènement d’une forme nouvelle qui rendrait l’extrême rapidité de notre civilisation, son pétillement numérique incessant, son hystérie, la manière dont les esprits sont pris, captés, fracturés par les algorithmes, ce sentiment de fin imminente et pourtant de dépense pure, de nos forces, de nos ressources, de notre temps. Et cet immense retour en arrière, car pour ce qui est du fonctionnement économique, politique et social, sous les dehors nouveaux que donne à notre époque l’outillage numérique, et à l’exception des luttes de genre et de race, on est revenu au XIXe, à Guizot. Une bourgeoisie qui s’enrichit outrageusement sans souci des déséquilibres qui en résultent, qui ne veut rien savoir de ce qui lui est extérieure, qui gouverne à la matraque de sa police et au goupillon de ses médias, qui s’est totalement radicalisée sur ses positions et se trouve en bonne voie d’anéantir tous les compromis d’après-guerre qui avait permis de pacifier le corps social. Cette comédie humaine là, nous sommes nombreux à tenter de la dire.
Est-ce que la présence sur les réseaux sociaux ne détourne pas de l’écriture ?
Si. Aucun doute. Demandez d’ailleurs à n’importe qui autour de vous, est-ce que ton téléphone ne te détourne pas de tes enfants, de ta famille, de ton boulot, de la vie ? Cette diversion est une tragédie civilisationnelle.
Qu’écrivez-vous en ce moment ? Généralement aucun écrivain ne veut répondre à cette question, mais j’essaie toujours…
Motus.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian
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