A l’occasion de la sortie en poche de son dernier recueil de nouvelles, rencontre avec l’écrivain français.
Prix Goncourt dès son second roman en 2018, Nicolas Mathieu rassemble deux novellas, belles et sombres, dans Rose Royal qui est sorti en poche le 5 mai. Dans le premier texte, Rose est une célibataire de 50 ans égratignée par la vie après un mariage et des amants. Lasse de devoir s’écraser devant les hommes, elle s’achète un flingue pour ne plus se laisser faire. Sa rencontre avec Luc et l’emprise qu’il finit par avoir sur elle (les mécanismes de cette emprise, dans tous leurs détails, sont très finement décrits par Mathieu) l’ébranlent.
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Un flingue, c’est aussi l’atout et la fatalité du protagoniste de La Retraite du juge Wagner, deuxième nouvelle du livre. Ici, l’arme passe dans d’autres mains, celles d’un ado paumé avec qui un vieux juge noue une relation quasi-paternelle, jusqu’au moment où tout vacille…
Né en 1978, Nicolas Mathieu a exercé des petits boulots avant de réaliser son rêve : être publié. En 2014, avec Aux Animaux la guerre. Dans ses deux novellas, il confirme, si besoin en était, un style, une écriture puissante qui passe par une intelligence et une justesse aussi émouvante que terrible des détails pour camper un personnage, un milieu, une atmosphère, des émotions, de l’existence et de l’existentiel ; sa virtuosité dans la structure, le changement des points de vue, est vertigineuse. Entretien avec l’écrivain qui vit à Nancy et travaille déjà sur son troisième roman.
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Pourquoi avez-vous eu envie de rassembler ces deux novellas dans un même recueil ? Qu’est-ce qui, pour vous, les rassemble ?
Nicolas Mathieu – Pour être honnête, c’est au départ une idée de mon éditrice Sophie Duc. Mais à la relecture, je me rends compte d’une certaine gémellité entre ces deux histoires. A chaque fois, un récit qui s’inscrit dans un genre (le noir), qui obéit à des contraintes (la novella) et dont la dramaturgie s’organise autour de la présence d’une arme. L’histoire de deux rencontres crépusculaires aussi.
Aujourd’hui encore, je trouve qu’on survalorise beaucoup trop la gratuité en art, les logiques inspirées. A mon sens, la commande et les contraintes, la production dans un cadre qui a ses règles sont des choses très stimulantes et qui ne constituent certainement pas une trahison par rapport à un idéal littéraire. Ces deux textes, je les ai écrits à l’initiative de tiers, Rose Royal pour une petite maison d’édition (In8) et Le juge… pour Le Monde. Et ça m’a permis d’écrire des textes qui n’existeraient sans doute pas sinon.
Dans chaque texte, il y a en effet un flingue, qui n’aide finalement en rien celle ou celui qu’il était censé protéger. Aviez-vous envie d’écrire des tragédies ?
Il est vrai que ces flingues font peser sur ces deux histoires un poids qui est un peu celui du destin. Dès lors que la mort est là, qu’elle circule dans le texte sous la forme d’un objet qui lui donne une forme, une densité, on se doute que les choses peuvent difficilement s’achever sans drame.
Mais au-delà de ça, ces armes me permettaient de pactiser avec mon lecteur, de lui faire une promesse qu’il allait me payer de son attention. Je mets un revolver dans la main de Rose et aussitôt, une sorte de suspense s’impose. En obéissant au code, en l’occurrence celui du roman noir, je produis un horizon d’attente, le lecteur embarque dans une histoire qui a forcément un aspect criminel, dont le dénouement sera vraisemblablement violent. Une fois que ce fil dramaturgique est tendu, je peux alors commencer à faire tout ce qui m’intéresse : raconter la vie des gens, les lieux où ils évoluent, leurs guerres intimes, leurs faiblesses et leurs désirs, les possibilités de bonheur qu’ils tâchent de se ménager.
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Alors oui le destin rôde, on devine la tragédie au bout. Mais je ne suis pas un narrateur qui se prend pour Dieu et joue des mauvais tours à ses personnages pour le pur plaisir du récit. Je ne me sens pas tout permis. Quand je commence une histoire, je laisse la possibilité à ces personnages de prendre de l’épaisseur. Chaque choix que je fais pour eux au départ leur donne de la chair, des traits singuliers, constituent peu à peu des possibilités de résistances et d’autonomie. A la fin, je ne suis plus tout à fait maître de ce qui se passe. Je ne peux plus imposer n’importe quoi. Les centaines de mots qui précèdent pèsent et m’obligent. C’est tellement vrai que pour Rose, j’ai écrit trois fins distinctes, parce que ce que j’avais envisagé au début ne marchait pas.
Dans chaque novella, il est aussi question d’une différence de classe sociale entre deux protagonistes, Rose et Luc, ou le juge Wagner et son Johann…
Les classes sociales déterminent profondément nos rapports. On tombe plutôt amoureux dans son monde. On a souvent les mêmes idées que les gens qui ont le même niveau socioculturel que nous. Nombre d’antagonismes et de malentendus sont le fait d’écarts de nature sociale. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit, parce que d’une part les questions de classes sociales ne sont pas les seules à nous déterminer et, que d’autre part, les déterminismes, si puissants qu’ils soient, n’expliquent pas tout. Il reste toujours un peu de hasard, de chaos, de possible, de singularité. De liberté.
A chaque fois aussi, vous prenez soin de mentionner les lectures de vos personnages. Rose lit Katherine Pancol, alors que le juge Wagner lit Philippe Muray. Pourquoi ?
C’est un élément comme d’autres pour caractériser un personnage, donner une idée de ce qui le séduit, de là où il se situe. Mes histoires fourmillent de détails de ce genre.
Justement, qu’est-ce qui est le plus important quand vous écrivez : les détails, la structure ?
Ce qui compte avant tout, ce sont les personnages. Et ensuite, même si je ne l’exhibe pas tellement, le style. Je sais que pas mal de gens trouvent ma manière d’écrire simple et accessible, et par conséquent peuvent ne pas voir le travail qui est fait sur la langue, pour que celle-ci soit à la fois fluide, juste et nous affecte. Mais c’est presque la seule chose qui compte.
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Quant aux détails, c’est vrai que c’est un truc important chez moi. Je suis fait comme ça : je croule sous les détails. Dans la vie, dans la rue, ça me prend le regard, comme on dirait ça me prend la tête. Un détail, c’est un signe, toujours, et qui demande à être vu, lu, interprété, éventuellement transmis. Donc les détails me servent à donner de la chair à l’univers que j’essaie de rendre, mais ils forment aussi un ensemble de signes qui, je l’espère, font que mon texte à la fin devient comme le monde : il donne à penser, il est sujet à interprétation, il invite à un effort de dévoilement.
Rose royal est l’un des textes les plus féministes que j’ai lus depuis longtemps. Que pensez-vous de celles et ceux qui disent aujourd’hui qu’un homme ne peut pas écrire sur une expérience de femme, qu’un traducteur blanc ne peut pas traduire une poétesse noire, etc ?
Je comprends l’intérêt politique de ces idées et des concepts qui vont avec. Ce sont des armes idéologiques dans un moment de lutte qui vise à plus d’égalité, à faire de la place pour ceux qui n’en ont pas et à produire des rapports de force plus équilibrés. J’en vois donc l’utilité, et je constate leur puissance stratégique. Mais la langue, la littérature, c’est du devenir. Partant de là, les assignations à résidence identitaires ne tiennent pas. Les écrivaines et les écrivains peuvent être tout ce qu’ils veulent, un chien, un enfant, un champignon. Devenir l’autre, ça fait partie de la fiche de poste de l’écrivain, notamment l’écrivain de fiction. Eprouver d’autres vies que la sienne, c’est la base même du pacte fictionnel, pour le lecteur comme pour celui qui écrit. Après, on peut estimer que le job est bien fait ou pas, qu’on rend bien ou mal ces autres existences, mais c’est une autre histoire.
Est-ce que votre désir d’écrire quand vous avez commencé, et votre désir d’écrire aujourd’hui, sont les mêmes ?
C’est une bonne question qu’on peut interpréter de beaucoup de manières. En tout cas, je n’ai pas éprouvé un sentiment d’assouvissement après ce qui s’est produit pour moi en 2018, cette sorte de consécration institutionnelle. Je ne me suis jamais dit : “Voilà, je suis arrivé, je peux raccrocher les crampons.” Mon métabolisme reste le même, c’est-à-dire que je suis continuellement affecté par des choses qui dépassent mes forces et que l’écriture est le seul truc qui peut m’aider à tenir, à faire front, à rendre tout ça jouable.
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Plus d’un après les débuts de la pandémie, beaucoup se sentent très déprimés. Comment avez-vous vécu cette année et comment vous sentez-vous ?
Je suis beaucoup moins touché que d’autres. J’ai une activité finalement assez sédentaire, je vis dans des conditions plutôt confortables. Ça va. Mais au début, assez naïvement, cette crise m’était apparue comme un immense révélateur de nos défaillances, et comme une répétition générale des désastres à venir. Et je m’étais dit que cette commotion allait produire des changements dans nos manières d’être, de sentir et de désirer. Or rien du tout. Ce qui a effectivement un peu tendance à me plomber le moral.
Quand pourrons-nous lire votre prochain roman ? Et pourriez-vous déjà nous en dire quelques mots ?
Je suis dessus et ça devrait être prêt pour le premier trimestre 2022. Ce que je peux dire, c’est que j’y reprends à nouveaux frais des motifs du précédent. Il y sera question d’un homme et d’une femme, du travail, de la France qui n’est pas celle des grandes villes, des chansons populaires, et de ce truc qui nous prend à la gorge quand on considère ce qui nous est laissé comme possibilités d’existence. Bon après, je me rends compte que ça ne dit pas grand-chose et qu’on pourrait appliquer ça à des tas de romans, surtout les miens.
Rose Royal, suivi de La Retraite du juge Wagner (Babel/Actes Sud) 136 p, 6,50 euros
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